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d’hommes dont les services leur étaient utiles et même nécessaires. Ils surent donc habilement flatter les fiers feudataires, en disant : « Brahma, qui est l’univers, créa d’abord le kshatra. Rien n’est supérieur au kshatra. Le brâhmane même donne la gloire au kshatra[1]. » Même pour procéder à l’acte du sacrifice, le brâhmane est obligé de demander au kshatriya la permission du lieu[2].

Ainsi élevés au pinacle et déclarés par la loi le sommet du dharma, dharmasya agran râjanya ucyate[3], les kshatriyas ne virent pas que les bons pères les abaissaient sournoisement au niveau du çûdra, leur ancêtre peut-être[4], et ne leur reconnaissaient le rang de rois ou de princes que par la grâce de leur mantra spécial, le brahma. « Le brahma est la matrice du kshatra[5]. » Donc, quoique le roi ait le rang suprême, il finit par prendre son refuge dans le brahma, sa matrice. Celui qui nuit au brahma détruit sa propre matrice ; c’est un grand coupable, puisqu’il porte préjudice à qui vaut mieux que lui[6]. »

Voilà, jusqu’à nouvel ordre, les kshatriyas solidement pris dans l’engrenage d’un état de choses aussi dangereux que mystique. La divinité à laquelle ils se voyaient rivés dans leur origine même était en effet, faut-il le répéter ? une pure créature de l’esprit ambitieux des prêtres bharatides. Il est vrai qu’entre Brahman, l’âme de tous les êtres, sarvabhûtamayo, et l’Atman, l’âme universelle, la propriété religieuse spéciale des kshatras, la différence n’est pas essentielle et les upanishats nous ont conservé là-dessus des témoignages irrécusables[7] ; mais enfin, par cela seul déjà qu’il y eut substitution d’un nom autoritaire à un autre, les kshatriyas se virent évincés du rôle toujours prestigieux d’initiateurs de doctrine et, par suite, diminués dans le respect dont ce rôle les avait entourés aux yeux du peuple.

La création du Brahman neutre et de son évolution en Brahmâ n’est

  1. Brahma va idam agra âsid aty asrijata khatran… tasinât kshatrât puran nâsti… kshatra eva tad yaço dadhâti. (Brihadâranyaka, I, 4, 11 ; I, p. 235-237-sqq ; Röer.)
  2. Yad brâhmano divan kshatra câced. (Aitareya Brâhmana, VII, 20 ; Haug.)
  3. Mânav., XI, 83.
  4. Cela semble résulter de la facilité avec laquelle des çûdras se sont fait accepter comme rois, bien que la loi interdise au brâhmane de demeurer dans un pays qui a pour roi un çûdra : naçûdrarajye nivaseta. (Mân., IV, 61.) Au temps de Hiouen Tsang, au viie siècle après J.-C., la plupart des royaumes indiens étaient gouvernés par des Vaiçyas et surtout par des Çûdras. C’est encore le cas dans le sud de l’Inde. Raynal (Hist. phil. des deux Indes, I, 321 ; 1780) exagère sans doute, quand il dit qu’il y a des castes si obscures sur le trône, que leurs domestiques seraient déshonorés et chassés de leurs tribus s’ils s’avilissaient jusqu’à manger avec leurs monarques ; néanmoins, il est certain que, d’une manière voilée il est vrai, Manu assimile le kshatriya au çûdra, quand par le mot anâmayam (II, 127) il le place, dans le commerce journalier, sur le même rang que le çûdra.
  5. Saishâ kshatrasya yonir yad brahma. (Brihadârany., I, 4, 11 ; p. 238.)
  6. Tasmâd yady api râjâ paramatân gacchati brahmaivântata upaniçrayati svân yonim va u ena hinasti svân sa yonim ricchatî sa pâpiyân bhavati yathâ creyân san hi sitvâ. (Ibid., p. 239.)
  7. V. l’excellent ouvrage de M. Regnaud, Matériaux pour servir à l’Histoire de la philosophie de l’Inde, I. p. 141, sqq.