Page:Scholl - Fruits défendus, 1888.djvu/7

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

revoir ma petite sœur. Ce projet m’avait absorbé toute la journée et j’avais fait mon plan. Je pensais qu’à l’heure du dîner des domestiques je pourrais me glisser jusque dans la chambre mortuaire.

Il devait être six heures du soir quand, sur la pointe des pieds, j’arrivai devant la porte. J’ouvris tout doucement. C’était à la fin du mois d’août ; le soleil avait tourné la maison, mais il faisait encore jour. On avait laissé la fenêtre ouverte ; pas un nuage au ciel, un bleu pâle, profond, l’image de l’infini.

Mes yeux allèrent droit au lit. Berthe était là, immobile, blanche comme le marbre. C’était bien encore le visage bien-aimé, mais qu’il me parut changé ! La nuit était tombée sur ces yeux naguère si pleins de vie et d’éclat. Les mains étaient jointes, comme pétrifiées. Un petit christ d’ivoire sur une croix d’ébène avait été placé sur la poitrine… Alors, je me penchai sur le cadavre et j’appuyai en pleurant mes lèvres sur le front glacé de ma petite Berthe…

Je ne sais quelle intuition m’avait élargi le cœur et le cerveau. Je comprenais…

Tout à coup… oh ! j’en suis sûr !… quand, dans l’égarement de ma douleur, je posais comme un fou mes lèvres sur ses lèvres, il me sembla voir s’élancer une petite flèche de feu, bleu et or, mais d’une telle ténuité qu’on eût dit un brin de fil tissé d’un feu follet…

Mon cœur d’enfant se souleva, comme porté par une vague, pour s’élancer à la poursuite éternelle de cette flèche. Mais la flèche disparut dans le ciel et je la suivis longtemps des yeux par la fenêtre ouverte…

Le professeur me regarda d’un air presque anxieux.

— Il y a de cela quarante-neuf ans, dit-il. Eh bien ! quand j’ai fini mes travaux, quand je me sens loin du monde, quand ma solitude est complète, absolue, je revois la petite flèche d’or qui s’envolait des lèvres de la morte… Et il me prend une soif d’au-delà… un besoin de me cramponner à une corde qui tomberait du ciel… Je regarde en haut par la fenêtre, dans le creux… et bêtement, malgré moi, tandis que je me ris au nez et que j’ai honte de ma faiblesse, j’éprouve une fascination… je vois les tombeaux s’ouvrir… et furieux contre moi-même, je déçhire mes livres et mes manuscrits !