Page:Schopenhauer - Écrivains et Style, 1905, trad. Dietrich.djvu/172

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prôneurs de celles-ci. C’est pourquoi ils gardent si volontiers l’anonyme.

Comme le même danger menace aussi, quoique déjà de plus loin, ceux qui rabaissent et déprécient le bon, beaucoup sont trop rusés pour s’y exposer. Aussi l’apparition d’un mérite éminent a-t-il souvent pour unique conséquence que ses rivaux, non moins irrités par lui que les oiseaux par la queue du paon, deviennent unanimement muets, comme s’ils s’étaient donné le mot ; toutes les langues se paralysent : c’est le silentium livoris de Sénèque. Ce silence sournois et perfide, dont le terme technique est « ignorer », peut faire que les choses en restent longtemps là, lorsque, comme c’est le cas dans les hautes sciences, le public immédiat se compose uniquement de compétiteurs (gens du métier), et que le grand public n’exerce son droit de suffrage qu’indirectement, par l’intermédiaire de ceux-ci, sans décider par lui-même. Mais qu’un jour la louange vienne enfin à interrompre ce silentium livoris, cette louange ne se formulera pas non plus, d’ordinaire, sans toutes sortes de réserves de ceux qui exercent ici la justice.

Car on n’apprécie jamais
Ni beaucoup de gens, ni un seul,
Si l’on n’y est contraint le jour
Où l’on voudrait soi-même paraître quelque chose[1].

Chacun en réalité doit se retrancher à soi-même la gloire qu’il dispense à celui qui cultive la même branche,

  1. « Denn es ist kein Anerkennne,
    Weder Vieler, noch des Einen,
    Wenn es nicht am Tage fordert,
    Wo man selbst was möchte scheinen. »

    Goethe, Divan oriental-occidental : Livre de la mauvaise humeur.