Page:Schopenhauer - Écrivains et Style, 1905, trad. Dietrich.djvu/183

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— hélas ! ils n’en ont point. Lorsque j’observe l’attitude des hommes en face des grandes œuvres, et que je constate le caractère de leur approbation, je songe souvent aux singes dressés en vue d’une exhibition. Ils ont, si l’on veut, des allures passablement humaines, mais qui trahissent toujours, à certains moments, que le principe intime de ces allures leur fait cependant défaut. Leur nature déraisonnable y perce.

Il s’ensuit que cette expression souvent employée : « être au-dessus de son siècle », doit se comprendre en ce sens, que l’homme dont on parle est d’une façon générale au-dessus de l’espèce humaine. C’est pourquoi il n’est apprécié aussitôt que par ceux qui s’élèvent déjà de beaucoup au-dessus des capacités ordinaires ; mais ceux-ci sont trop rares pour former en tout temps un corps nombreux. Si donc cet homme-là n’est pas particulièrement favorisé du destin, il sera « méconnu de son siècle », c’est-à-dire qu’il restera sans autorité, jusqu’à ce que le temps ait groupé peu à peu les têtes rares en état de juger une œuvre élevée. Voilà pourquoi la postérité dit ensuite : « Cet homme était au-dessus de son siècle », au lieu de dire : « au-dessus de l’humanité ». Cette dernière fera volontiers endosser sa dette par un seul siècle. Il s’ensuit que celui qui a été au-dessus de son siècle, aurait également été au-dessus de tout autre siècle ; — pourvu que, dans chacun, fussent nés en même temps que lui, par un bonheur rare, quelques critiques avisés et équitables, à même d’apprécier son genre d’activité. C’est ainsi que, d’après un beau mythe hindou, quand Vichnou s’incarne comme héros, Brahma vient en même temps au monde pour chanter ses exploits ; et Valmiki, Vyasa et Kali-