Page:Schopenhauer - Écrivains et Style, 1905, trad. Dietrich.djvu/19

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ciait beaucoup et qu’il croyait que tout le livre était bon. Comme il avait toujours, ajoutait-il, la chance d’ouvrir les livres aux passages les plus importants, il avait lu les pages indiquées, qui lui avaient causé une grande satisfaction. Voilà pourquoi il t’envoie dans son billet les numéros, afin que tu puisses te rendre compte de ce qu’il veut dire. Il songe à t’écrire bientôt lui-même plus en détail à ce sujet ; pour le moment, ma communication se borne à cela. Quelques jours plus tard, Ottilie[1] m’a dit que leur père ne quittait plus le livre et le lisait avec une ardeur qu’elle ne lui avait jamais vue. Il lui dit qu’il avait maintenant une joie pour toute une année ; car à présent il lisait du commencement à la fin, et pensait qu’il ne lui faudrait pas moins que tout ce temps… Ce qui lui plaît particulièrement, m’a-t-il dit à moi-même, c’est la clarté de l’exposition et du style, quoique ta langue diffère de celle des autres et qu’on doive d’abord s’habituer à nommer les choses comme tu le demandes. Mais quand on a triomphé de cette difficulté et qu’on sait que le cheval ne s’appelle plus cheval, mais cavallo, et que Dieu se nomme Dio ou quelque chose d’autre, alors la lecture devient commode et facile… Tu es du moins le seul auteur que Gœthe lise avec un pareil sérieux ; cela, il me semble, doit te rendre heureux[2] ».

Nul doute que l’approbation du grand homme ne chatouillât agréablement le cœur du jeune philosophe, en tout temps si avide de louange ; mais cela n’empêchait pas son œuvre de rester sous le boisseau. Cette indifférence générale ne diminuait aucunement sa foi robuste en l’avenir. Trois ans plus tard, avant de partir pour l’Italie, il écrivait à son ami Osann : « Je sais bien que l’on s’occupe peu de moi, mais je sais non moins bien qu’il n’en sera pas toujours ainsi. Le métal dont mon livre et moi sommes faits est assez rare sur cette planète ; on finira par en reconnaître la valeur. Je vois cela trop clairement et depuis trop longtemps, pour m’imaginer que je me fais illusion. Que l’on m’ignore

  1. La bru de Gœthe, née de Pogwisch.
  2. Wilhelm Gwinner, Schopenhauer’s Leben, 2e  édition, 1878, pp. 189-190.