Page:Schopenhauer - Écrivains et Style, 1905, trad. Dietrich.djvu/201

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qu’il ne s’habitue pas aux sentiers déjà battus, et que la fréquentation d’une pensée étrangère ne l’éloigne pas de la sienne. Avant tout il ne faut pas, par amour de la lecture, perdre complètement de vue le monde réel ; l’occasion de penser par soi-même et la disposition à cette pensée se trouvent infiniment plus souvent dans ce monde que dans la lecture. Le visible et le réel, dans leur force originelle, sont le sujet naturel de l’esprit qui pense, et ce qu’il y a de mieux fait pour l’émouvoir profondément.

Après ces considérations, nous ne nous étonnerons pas si le penseur personnel et le philosophe livresque sont facilement reconnaissables rien qu’à leur manière d’écrire. Celui-là, à l’empreinte du sérieux, de la spontanéité, de l’originalité, de l’idiosyncrasie de toutes ses pensées et expressions ; celui-ci, au contraire, à ce que tout chez lui est de seconde main, idées transmises, bric-à-brac provenant de chez le fripier, terne et usé comme l’impression d’une impression ; et son style fait de phrases conventionnelles et banales, de termes à l’ordre du jour, ressemble à un petit État dont la circulation monétaire consiste uniquement en monnaies étrangères, parce qu’il n’a pas sa propre frappe.

Pas plus que la lecture, la simple expérience ne peut remplacer la pensée. Le pur empirisme est à celle-ci ce qu’est la nourriture à la digestion et à l’assimilation. Quand il se vante d’avoir à lui seul, par ses découvertes, fait progresser le savoir humain, c’est comme si la bouche voulait se vanter de maintenir à elle seule l’existence du corps.