Page:Schopenhauer - Écrivains et Style, 1905, trad. Dietrich.djvu/69

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qu’il a dans le moment, et aucune autre. Il pourra donc dire avec Boileau :

Ma pensée au grand jour partout s’offre et s’expose,
Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose,

tandis que cet autre vers du même poète :

… Qui, parlant beaucoup, ne disent jamais rien,

s’applique aux écrivains dont il a été question plus haut. Ce qui les caractérise aussi, c’est qu’ils évitent le plus possible toutes les expressions arrêtées, pour pouvoir se tirer d’affaire, quand besoin est. Voilà pourquoi ils choisissent dans tous les cas l’expression la plus abstraite, tandis que les gens d’esprit choisissent la plus concrète, qui fait voir de plus près la chose, et est la source de toute évidence. Cette prédilection pour l’abstrait se confirme par de nombreux exemples. En voici un particulièrement ridicule : dans les écrits allemands de ces dix dernières années on trouve presque partout « conditionner » (bedingen), en place de « causer » (bewirken) ou « occasionner » (verursachen). C’est que le premier mot, comme plus abstrait et plus indéterminé, dit moins, et laisse en conséquence une petite porte de sortie qui plaît à ceux auxquels la conscience secrète de leur incapacité inspire la crainte constante des expressions arrêtées. Chez d’autres, c’est simplement l’effet de la tendance nationale à imiter aussitôt en littérature chaque sottise, comme dans la vie chaque inconvenance ; et cette tendance se démontre par la rapide propagation de l’une et de l’autre. Un Anglais, quand il écrit ou qu’il agit, consulte son propre juge-