Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/118

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ne saurait avoir sa source dans l’essence de la nature humaine ou dans une manière sensée d’envisager les rapports des hommes entre eux. C’est ce que confirme aussi le domaine très limité de son autorité : ce domaine, qui ne date que du moyen âge, se borne à l’Europe, et ici même il n’embrasse que la noblesse, la classe militaire et leurs émules. Car ni les Grecs, ni les Romains, ni les populations éminemment civilisées de l’Asie, dans l’antiquité pas plus que dans les temps modernes, n’ont su et ne savent le premier mot de cet honneur-là et de ses principes. Tous ces peuples ne connaissent que ce que nous avons appelé l’honneur bourgeois. Chez eux, l’homme n’a d’autre valeur que celle que lui donne sa conduite entière, et non celle que lui donne ce qu’il plaît à une mauvaise langue de dire sur son compte. Chez tous ces peuples, ce que dit ou fait un individu peut bien anéantir son propre honneur, mais jamais celui d’un autre. Un coup, chez tous ces peuples, n’est pas autre chose qu’un coup, tel que tout cheval ou tout âne en peut appliquer, et de plus dangereux encore : un coup pourra, à l’occasion, éveiller la colère ou porter à s’en venger sur l’heure, mais il n’a rien de commun avec l’honneur. Ces nations ne tiennent pas des livres où l’on passe en compte les coups ou les injures, ainsi que les satisfactions que l’on a eu soin, ou qu’on a négligé d’en tirer. Pour la bravoure et le mépris de la vie, elles ne le cèdent en rien à celles de l’Europe chrétienne. Les Grecs et les Romains étaient certes des héros accomplis, mais ils ignoraient entièrement le « point d’honneur ». Le duel n’était pas