Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/117

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chrétiens, que cela ne nuirait en rien à l’honneur chevaleresque[1].

Tout esprit de bonne foi reconnaîtra à première vue que ce code étrange, barbare et ridicule de l’honneur

  1. Un manuscrit de Schopenhauer, intitulé Adversaria, contient le premier projet de cette dissertation, sous le titre : Esquisse d’une dissertation sur l’honneur. L’éloquence et l’élévation de pensées et de sentiment m’ont engagé à donner ici la traduction de ce passage :
      « Voilà donc ce code ! Et voilà l’effet étrange et grotesque que produisent, quand on les ramène à des notions précises et qu’on les énonce clairement, ces principes auxquels obéissent aujourd’hui encore, dans l’Europe chrétienne, tous ceux qui appartiennent à la soi-disant bonne société et au soi-disant bon ton. Il en est même beaucoup de ceux à qui ces principes ont été inoculés dès leur tendre jeunesse, par la parole et par l’exemple, qui y croient plus fermement encore qu’à leur catéchisme ; qui leur portent la vénération la plus profonde et la plus sincère ; qui sont prêts, à tout moment, à leur sacrifier leur bonheur, leur repos, leur santé et leur vie ; qui sont convaincus que leur racine est dans la nature humaine, qu’ils sont innés, qu’ils existent a priori et sont placés au-dessus de tout examen. Je suis loin de vouloir porter atteinte à leur cœur ; mais je dois déclarer que cela ne témoigne pas en faveur de leur intelligence. Ainsi ces principes devraient-ils, moins qu’à toute autre, convenir à cette classe sociale destinée à représenter l’intelligence, à devenir le « sel de la terre », et qui se prépare en conséquence pour cette haute mission ; je veux parler de la jeunesse académique, qui, en Allemagne, hélas ! obéit à ces préceptes plus que toute autre classe. Je ne viens pas appeler ici l’attention des jeunes étudiants sur les conséquences funestes ou immorales de ces maximes ; on doit l’avoir déjà souvent fait. Je me bornerai donc à leur dire ce qui suit : Vous, dont la jeunesse a été nourrie de la langue et de la sagesse de l’Hellade et du Latium, vous, dont on a eu le soin inappréciable d’éclairer de bonne heure la jeune intelligence des rayons lumineux émanés des sages et des nobles de la belle antiquité, quoi, c’est vous qui voulez débuter dans la vie en prenant pour règle de conduite ce code de la déraison et de la brutalité ? Voyez-le, ce code, quand on le ramène, ainsi que je l’ai fait ici, à des notions claires, comme il est étendu, là, à vos yeux, dans sa pitoyable nullité ; faites-en la pierre de touche, non de votre cœur, mais de votre raison. Si celle-ci ne le rejette pas, alors votre tête n’en pas apte à cultiver un champ où les qualités indispensables sont une force énergique de jugement qui rompe facilement les liens du préjugé, et une raison clairvoyante qui sache distinguer nettement le vrai du faux là même où la différence est profondément cachée et non pas, comme ici, où elle est palpable ; s’il en est ainsi, mes bons amis, cherchez quelque autre moyen honnête de vous tirer d’affaire dans le monde, faites-vous soldats, ou apprenez quelque métier, car tout métier est d’or. »