Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/138

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crime, est une ruse. Si je me tiens pour moralement autorisé à arracher la vie à un homme, c’est une sottise de m’en rapporter encore à la chance s’il sait manier les armes mieux que moi, car, dans ce cas, c’est lui au contraire qui, après m’avoir offensé, me tuera par-dessus le marché. Rousseau est d’avis qu’il faut venger une offense non par un duel, mais par l’assassinat ; il émet cette opinion, avec beaucoup de précautions, dans la 21e note, si mystérieusement conçue, du IVe livre de l’Émile[1]. Mais il est encore si fortement imbu du préjugé chevaleresque, qu’il considère le reproche de mensonge comme justifiant déjà l’assassinat, tandis qu’il devrait savoir que tout homme a mérité ce reproche d’innombrables fois, et lui tout le premier et au plus haut degré. Il est évident que ce préjugé, qui autorise à tuer l’offenseur à la condition que le combat se fasse au grand jour et à armes égales, considère le droit de la force comme étant réellement un droit, et le duel comme un jugement de Dieu. L’Italien, au

  1. Voici cette fameuse note, à laquelle Schopenhauer fait allusion :
      « Un soufflet et un démenti reçus et endurés ont des effets civils que nul sage ne peut prévenir et dont nul tribunal ne peut venger l’offensé. L’insuffisance des lois lui rend donc en cela son indépendance ; il est alors seul magistrat, seul juge entre l’offenseur et lui : il est seul interprète et ministre de la loi naturelle ; il se doit justice et peut seul se la rendre, et il n’y a sur la terre nul gouvernement assez insensé pour le punir de se l’être faite en pareil cas. Je ne dis pas qu’il doive s’aller battre, c’est une extravagance ; je dis qu’il se doit justice et qu’il en est le seul dispensateur. Sans tant de vains édits contre les duels, si j’étais souverain, je réponds qu’il n’y aurait jamais ni soufflet ni démenti donné dans mes États, et cela par un moyen fort simple dont les tribunaux ne se mêleront point. Quoi qu’il en soit, Émile sait en pareil cas la justice qu’il se doit à lui-même, et l’exemple qu’il doit à la sûreté des gens d’honneur. Il ne dépend pas de l’homme le plus ferme d’empêcher qu’on ne l’insulte, mais il dépend de lui d’empêcher qu’on ne se vante longtemps de l’avoir insulté. »