Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/170

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jeune homme s’imagine que ce monde qu’il n’a pas encore vu est là pour être goûté, qu’il est le siège d’un bonheur positif qui n’échappe qu’à ceux qui n’ont pas l’adresse de s’en emparer. Il est fortifié dans sa croyance par les romans et les poésies, et par cette hypocrisie qui mène le monde, partout et toujours, par les apparences extérieures. Je reviendrai tout à l’heure là-dessus. Désormais, sa vie est une chasse au bonheur positif, menée avec plus ou moins de prudence ; et ce bonheur positif est, à ce titre, censé composé de plaisirs positifs. Quant aux dangers auxquels on s’expose, eh bien, il faut en prendre son parti. Cette chasse entraîne à la poursuite d’un gibier qui n’existe en aucune façon, et finit d’ordinaire par conduire au malheur bien réel et bien positif. Douleurs, souffrances, maladies, pertes, soucis, pauvreté, déshonneur et mille autres peines, voilà sous quelles formes se présente le résultat. Le désabusement arrive trop tard. Si au contraire on obéit à la règle ici exposée, si l’on établit le plan de sa vie en vue d’éviter les souffrances, c’est-à-dire d’écarter le besoin, la maladie et toute autre peine, alors le but est réel ; on pourra obtenir quelque chose, et d’autant plus que le plan aura été moins dérangé par la poursuite de cette chimère du bonheur positif. Ceci s’accorde avec ce que Gœthe, dans les affinités électives, fait dire à Mittler, qui est toujours occupé du bonheur des autres : « Celui qui veut s’affranchir d’un mal sait toujours ce qu’il veut ; celui qui cherche mieux qu’il n’a est aussi aveugle qu’un cataracté. » Ce qui rappelle ce bel adage français : « le mieux est l’ennemi du bien. » C’est de là également que l’on peut déduire l’idée