Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/171

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fondamentale du cynisme, tel que je l’ai exposée dans mon grand ouvrage, tome II, chap. 16. Qu’est-ce en effet qui portait les cyniques à rejeter toutes jouissances, si ce n’est la pensée des douleurs dont elles s’accompagnent de près ou de loin ? Éviter celles-ci leur semblait autrement important que se procurer les premières. Profondément pénétrés et convaincus de la condition négative de tout plaisir et positive de toute souffrance, ils faisaient tout pour échapper aux maux, et pour cela jugeaient nécessaire de repousser entièrement et intentionnellement les jouissances qu’ils considéraient comme des pièges tendus pour nous livrer à la douleur.

Certes nous naissons tous en Arcadie, comme dit Schiller, c’est-à-dire nous abordons la vie pleins de prétentions au bonheur, au plaisir, et nous entretenons le fol espoir d’y arriver. Mais, règle générale, arrive bientôt le destin, qui nous empoigne rudement et nous apprend que rien n’est à nous, que tout est à lui, en ce qu’il a un droit incontesté non seulement sur tout ce que nous possédons et acquérons, sur femme et enfants, mais même sur nos bras et nos jambes, sur nos yeux et nos oreilles, et jusque sur ce nez que nous portons au milieu du visage. En tout cas, il ne se passe pas longtemps, et l’expérience vient nous faire comprendre que bonheur et plaisir sont une « Fata Morgana » qui, visible de loin seulement, disparaît quand on s’en approche, mais qu’en revanche souffrance et douleur ont de la réalité, qu’elles se présentent immédiatement et par elles-mêmes, sans prêter à l’illusion ni à l’attente. Si la leçon porte ses fruits, alors nous cessons de