Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/224

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jugements, mais c’est une image de la fantaisie qui les représente et s’y substitue. Je ne sais plus dans quel roman de Voltaire ou de Diderot la vertu apparaît toujours au héros placé comme l’Hercule adolescent au carrefour de la vie, sous les traits de son vieux gouverneur tenant de la main gauche sa tabatière, de la droite une prise de tabac et moralisant ; le vice, en revanche, sous ceux de la femme de chambre de sa mère. C’est particulièrement pendant la jeunesse que le but de notre bonheur se fixe sous la forme de certaines images qui planent devant nous et qui persistent souvent pendant la moitié, quelquefois même pendant la totalité de la vie. Ce sont là de vrais lutins qui nous harcèlent ; à peine atteints, ils s’évanouissent, et l’expérience vient nous apprendre qu’ils ne tiennent rien de ce qu’ils promettaient. De ce genre sont les scènes particulières de la vie domestique, civile, sociale ou rurale, les images de l’habitation et de notre entourage, les insignes honorifiques, les témoignages du respect, etc., etc. ; « chaque fou a sa marotte[1] ; » l’image de la bien-aimée en est une aussi. Il est bien naturel qu’il en soi ainsi ; car ce que l’on voit, étant l’immédiat, agit aussi plus immédiatement sur notre volonté que la notion, la pensée abstraite, qui ne donne que le général sans le particulier ; or c’est ce dernier qui contient précisément la réalité : la notion ne peut donc agir que médiatement sur la volonté. Et cependant il n’y a que la notion qui tienne parole : aussi est-ce un témoignage de culture in-

  1. En français dans le texte.