Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/276

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et, pour voir ce qui est arrivé, les sens suffisent.

Sacrifions aux esprits malins ! voilà quelle doit être notre maxime. Ce qui veut dire qu’il ne faut pas reculer devant certains frais de soins, de temps, de dérangement, d’embarras, d’argent ou de privations, quand on peut ainsi fermer l’accès à l’éventualité d’un malheur et faire que plus l’accident peut être grave, plus la possibilité en devienne faible, éloignée et invraisemblable. L’exemple le plus frappant à l’appui de cette règle, c’est la prime d’assurance. Celle-ci est un sacrifice public et général sur l’autel des esprits malins.

51° Nul événement ne doit nous faire éclater en grands éclats de joie ni de lamentations, en partie à cause de la versatilité de toutes choses qui peut à tout moment modifier la situation, et en partie à cause de la facilité de notre jugement à se tromper sur ce qui nous est salutaire ou préjudiciable ; ainsi il est arrivé à chacun, au moins une fois dans sa vie, de gémir sur ce qui s’est trouvé plus tard être tout ce qu’il y avait de plus heureux pour lui, ou d’être ravi de ce qui est devenu la source de ses plus grandes souffrances. Le sentiment que nous recommandons ici, Shakespeare l’a exprimé dans les beaux vers suivants :

I have felt so many quirks of joy and grief
That the first face of neither, on the start,
Can woman me unto it.

(J’ai éprouvé tant de secousses de joie et de douleur que le premier aspect et le choc imprévu de l’une ou de l’autre ne peuvent plus me faire descendre à la faiblesse d’une femme.) — (Tout est bien… Acte 3, sc. 2.)