Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/299

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dans leur maturité, sont des hommes énergiques et actifs auxquels l’âge, en avançant, enlève toute valeur ; d’autres enfin se présentent le plus avantageusement dans la vieillesse, pendant laquelle ils sont plus doux, parce qu’ils ont plus d’expérience et plus de calme : c’est le cas le plus fréquent chez les Français. Cela doit provenir de ce que le caractère lui-même a quelque chose de juvénile, de viril ou de sénile, en harmonie avec l’âge correspondant, ou amendé par cet âge.

De même, que sur un navire nous ne nous rendons compte de sa marche que parce que nous voyons les objets situés sur la rive s’éloigner à l’arrière et par suite devenir plus petits, de même nous ne nous apercevons que nous devenons vieux, et toujours plus vieux, qu’à ce que des gens d’un âge toujours plus avancé nous semblent jeunes.

Nous avons déjà examiné plus haut comment et pourquoi, à mesure qu’on vieillit, tout ce qu’on a vu, toutes les actions et tous les événements de la vie laissent dans l’esprit des traces de moins en moins nombreuses. Ainsi considérée, la jeunesse est le seul âge où nous vivions avec entière conscience ; la vieillesse n’a qu’une demi-conscience de la vie. Avec les progrès de l’âge, cette conscience diminue graduellement ; les objets passent rapidement devant nous sans faire d’impression, semblables à ces produits de l’art qui ne nous frappent plus quand nous les avons souvent vus ; on fait la besogne que l’on a à faire, et l’on ne sait même plus ensuite si on l’a faite. Pendant que la vie devient de plus en plus inconsciente, pendant qu’elle marche à grands pas vers