Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/45

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chose que l’intermédiaire des motifs pour leur volonté. Si, à un moment donné, il n’y a pas de motifs à saisir, alors la volonté se repose et l’intellect chôme, car la première, pas plus que l’autre, ne peut entrer en activité par sa propre impulsion ; le résultat est une effroyable stagnation de toutes les forces dans l’individu entier, — l’ennui. Pour le combattre, on insinue sournoisement à la volonté des motifs petits, provisoires, choisis indifféremment, afin de la stimuler et de mettre par là également en activité l’intellect qui doit les saisir : ces motifs sont donc par rapport aux motifs réels et naturels ce que le papier-monnaie est par rapport à l’argent, puisque leur valeur n’est que conventionnelle. De tels motifs sont les jeux de cartes ou autres, inventés précisément dans le but que nous venons d’indiquer. À leur défaut, l’homme borné se mettra à tambouriner sur les vitres ou à tapoter avec tout ce qui lui tombe sous la main. Le cigare lui aussi fournit volontiers de quoi suppléer aux pensées.

C’est pourquoi dans tous les pays les jeux de cartes sont arrivés à être l’occupation principale dans toute société ; ceci donne la mesure de ce que valent ces réunions et constitue la banqueroute déclarée de toute pensée. N’ayant pas d’idées à échanger, on échange des cartes et l’on cherche à se soutirer mutuellement des florins. Ô pitoyable espèce ! Toutefois, pour ne pas être injuste même ici, je ne veux pas omettre l’argument qu’on peut invoquer pour justifier le jeu de cartes : on peut dire qu’il est une préparation à la vie du monde et des affaires, en ce sens que l’on y apprend à profiter avec sagesse des circonstances