Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/46

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immuables, établies par le hasard (les cartes), pour en tirer tout le parti possible ; dans ce but, l’on s’habitue à garder sa contenance en faisant bonne mine en mauvais jeu. Mais, par là même, d’autre part les jeux de cartes exercent une influence démoralisatrice. En effet, l’esprit du jeu consiste à soutirer à autrui ce qu’il possède, par n’importe quel tour ou n’importe quelle ruse. Mais l’habitude de procéder ainsi, contractée au jeu, s’enracine, empiète sur la vie pratique, et l’on arrive insensiblement à procéder de même quand il s’agit du tien et du mien, et à considérer comme permis tout avantage que l’on a actuellement en main, dès qu’on peut le faire légalement, La vie ordinaire en fournit des preuves chaque jour.

Puisque les loisirs sont, ainsi que nous l’avons dit, la fleur ou plutôt le fruit de l’existence de chacun, en ce que, seuls, ils le mettent en possession de son moi propre, nous devons estimer heureux ceux-là qui, en se gagnant, gagnent quelque chose qui ait du prix, pendant que les loisirs ne rapportent à la plupart des hommes qu’un drôle dont il n’y a rien à faire, qui s’ennuie à périr et qui est à charge à lui-même. Félicitons-nous donc, « ô mes frères, d’être des enfants non d’esclaves, mais de mères libres. » (Ép. aux Galath., 4, 31.)

En outre, de même que ce pays-là est le plus heureux qui a le moins, ou n’a pas du tout besoin d’importation, de même est heureux l’homme à qui suffit sa richesse intérieure et qui pour son amusement ne demande que peu, ou même rien, au monde extérieur, attendu que pareille importation est chère, assujettissante, dangereuse ; elle expose