Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/53

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L’homme normal, l’homme ordinaire ne peut prendre un vif intérêt à une chose que si elle excite sa volonté, donc si elle lui offre un intérêt personnel. Or toute excitation persistante de la volonté est, pour le moins, d’une nature mixte, par conséquent combinée avec de la douleur. Les jeux de cartes, cette occupation habituelle de la « bonne société » dans tous les pays[1], sont un moyen d’exciter

    jouissances de soi-même ; d’ici au règne animal avec lequel se lève l’aurore de l’intelligence et de la conscience ; puis, à partir de ces faibles commencements, montant degré à degré, toujours plus haut, pour arriver enfin, par un dernier et suprême effort, à l’homme, dans l’intellect duquel elle atteint alors le point culminant et le but de ses créations, donnant ainsi ce qu’elle peut produire de plus parfait et de plus difficile. Toutefois, même dans l’espèce humaine, l’entendement présente encore des gradations nombreuses et sensibles, et il parvient très rarement jusqu’au degré le plus élevé, jusqu’à l’intelligence réellement éminente. Celle-ci est donc, dans son sens le plus étroit et le plus rigoureux, le produit le plus difficile, le produit suprême de la nature ; et, par suite, elle est ce que le monde peut offrir de plus rare et de plus précieux. C’est dans une telle intelligence qu’apparaît la connaissance la plus lucide et que le monde se reflète, par conséquent, plus clairement et plus complètement que partout ailleurs. Aussi l’être qui en est doué possède-t-il ce qu’il y a de plus noble et de plus exquis sur terre, une source de jouissances auprès desquelles toutes les autres sont minimes, tellement qu’il n’a rien à demander au monde extérieur que du loisir afin de jouir sans trouble de son bien, et d’achever la taille de son diamant. Car tous les autres plaisirs non intellectuels sont de basse nature ; ils ont tous en vue des mouvements de la volonté tels que des souhaits, des espérances, des craintes, des désirs réalisés, quelle qu’en soit la nature ; tout cela ne peut s’accomplir sans douleurs, et, en outre, le but une fois atteint, on rencontre d’ordinaire plus ou moins de déceptions ; tandis que par les jouissances intellectuelles, la vérité devient de plus en plus claire. Dans le domaine de l’intelligence ne règne aucune douleur ! tout y est connaissance. Mais les plaisirs intellectuels ne sont accessibles à l’homme que par la voie et dans la mesure de sa propre intelligence. Car « tout l’esprit, qui est au monde, est inutile à celui qui n’en a point. » Toutefois il y a un désavantage qui ne manque jamais d’accompagner ce privilège : c’est que, dans toute la nature, la facilité à être impressionné par la douleur augmente en même temps que s’élève le degré d’intelligence et que, par conséquent, elle arrivera à son sommet dans l’intelligence la plus élevée. (Note de Schopenhauer.)

  1. La vulgarité consiste au fond en ceci que le vouloir l’emporte totalement, dans la conscience, sur l’entendement ; par quoi les choses