Page:Schopenhauer - Aphorismes sur la sagesse dans la vie, 1880, trad. Cantacuzène.djvu/76

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puisse monter de degré en degré et arriver peut-être un jour aux postes les plus élevés : en pareil cas, il vaut mieux, au fond, être venu au monde sans la moindre fortune. Pour un individu surtout qui n’est pas de la noblesse et qui a quelque talent, être un pauvre gueux constitue un avantage réel et une recommandation. Car ce que chacun recherche et aime avant tout, non seulement dans la simple conversation, mais encore, a fortiori dans le service public, c’est l’infériorité de l’autre. Or il n’y a qu’un gueux qui soit convaincu et pénétré de son infériorité profonde, entière, indiscutable, omnilatérale, de sa totale insignifiance et de sa nullité, au degré voulu par la circonstance. Un gueux seul s’incline assez souvent et assez longtemps, et sait courber son échine en révérences de 90 degrés bien comptés : lui seul endure tout avec le sourire aux lèvres, seul il reconnaît que les mérites n’ont aucune valeur ; seul il vante comme chefs-d’œuvre, publiquement, à haute voix ou en gros caractères d’impression, les inepties littéraires de ses supérieurs ou des hommes influents en général ; seul il s’entend à mendier ; par suite, lui seul peut être initié à temps, c’est-à-dire dès sa jeunesse, à cette vérité cachée que Gœthe nous a dévoilée en ces termes :

Ueber’s Niederträchlige
Niemand sich beklage :
Deim es ist das Mächtige,
Wos raan dir auch sage.
____________(W. O., Divan.)

(Que nul ne se plaigne de la bassesse, car c’est la puissance, quoi que l’on vous dise.) — (Trad. Porchat.)