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Page:Schopenhauer - Essai sur les apparitions et opuscules divers, 1912.djvu/164

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SUR LE BRUIT ET LE VACARME

Kant a écrit un traité sur les Forces vivantes. Moi, je voudrais écrire sur elles une nénie et un thrène. C’est que leurs manifestations si abondantes, bruits de tout genre, coups de marteau, de bélier, ont été le tourment quotidien de ma vie. Sans doute, il y a des gens, et beaucoup, qu’un tel aveu fera sourire. Ces gens-là sont indifférents au bruit ; mais ils sont indifférents en même temps aux raisons, aux idées, à la poésie et aux œuvres d’art, bref, aux impressions intellectuelles de tout genre ; c’est le résultat de la nature coriace et de la texture épaisse de leur masse cérébrale. Au contraire, je trouve dans les biographies ou les assertions personnelles de presque tous les grands écrivains, par exemple Kant, Gœthe, Lichtenberg, Jean-Paul, des plaintes relatives au tourment que le bruit cause aux hommes qui pensent ; et si elles ne se rencontrent pas chez tous, c’est uniquement parce que le contexte n’en a pas fourni l’occasion. Je m’explique la chose ainsi : de même qu’un gros diamant, brisé en morceaux, n’égale plus en valeur qu’un nombre semblable de petits, ou qu’une armée dispersée, c’est-à-dire divisée en petits paquets, est réduite à l’impuissance, ainsi un grand esprit, dès qu’il est interrompu, troublé, distrait, détourné de sa voie, ne peut désormais rien de plus