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sur le bruit et le vacarme

qu’un esprit ordinaire. La condition de sa supériorité, en effet, c’est qu’il concentre toutes ses forces, comme un miroir concave tous ses rayons, sur un seul point et un seul objet ; et c’est précisément à quoi met obstacle l’interruption causée par le bruit. Voilà pourquoi les esprits éminents ont toujours eu horreur des distractions, des interruptions, des écarts de leur voie occasionnés avant tout par le bruit ; tandis que les autres ne s’en inquiètent pas particulièrement. La plus raisonnable et la plus intelligente de toutes les nations. européennes a même qualifié de onzième commandement la règle : Never interrupt — « tu n’interrompras jamais ». Or, le bruit est la plus impertinente de toutes les interruptions, puisqu’il va jusqu’à rompre même nos propres pensées. Mais là où il n’y a rien à rompre, on ne le ressentira pas d’une manière spéciale. Parfois un vacarme modéré et continu me trouble et me tourmente un moment, avant que je m’en rende nettement compte ; j’éprouve un alourdissement constant de ma pensée, je sens comme une entrave à mes pieds, jusqu’à ce que je sache exactement ce dont il s’agit.

Maintenant, passant du genre à l’espèce, je dénoncerai, comme le plus irresponsable et le plus scandaleux de tous les bruits, les coups de fouet vraiment infernaux qui retentissent dans les rues des villes, et enlèvent à la vie toute tranquillité et toute spiritualité. Rien ne me donne, autant que la permission dont ils jouissent, une idée complète de la stupidité et de l’irréflexion des hommes. Ce claquement soudain et aigu, qui paralyse le cerveau, déconcerte la raison et tue la pensée, doit causer une sensation douloureuse à tous ceux qui ont dans la tête seulement la moindre chose qui ressemble un peu à une pensée ; il doit troubler chaque fois des