Page:Schopenhauer - La Pensée, 1918, trad. Pierre Godet.djvu/23

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introduction

elle-même en tant que connaissance, pour se fixer, se communiquer, se « signifier » ? Voilà qui semble l’évidence. Aussi ne verrons-nous point Schopenhauer se livrer à ce jeu bizarre de certains modernes : dépenser des trésors de subtile raison pour confondre cette même raison qui seule leur permet de formuler leurs griefs.

A ce point s’en rattache un autre, sur lequel Schopenhauer projette également de la lumière : celui des rapports de la philosophie et de l’art. On tend aujourd’hui à rapprocher ces deux modes d’expression de l’esprit humain. La philosophie n’est point science, encore moins ratiocination logique ; elle est art. Voilà qui est entendu. Schopenhauer, surtout vers la fin de sa carrière, l’avait déjà vu et déjà dit fort clairement. Comme l’artiste au sens strict, l’artiste-philosophe crée ; comme lui, il « configure » le monde, ce monde dont sa personnalité est le miroir. Mais avec quoi peut-il, en tant que philosophe, configurer ? Sera-ce avec des métaphores poétiques ou des éjaculations mystiques, qu’on nous présenterait volontiers comme d’autant plus chargées d’intuition, de réalité, de vérité, qu’elles seraient moins rationnelles, moins « raisonnables » ? Nullement. Pour configurer, le sculpteur a le marbre ou le bronze, le peintre les lignes et les couleurs, le musicien les sons, le poète les images verbales ; de même, pour configurer, le philosophe a ses matériaux propres, qu’il ne saurait remplacer par d’autres sans cesser d’être philosophe ; et ce sont les concepts abstraits. « La philosophie, dit Schopenhauer, est une image réfléchie du monde — elle « répète » ce monde, le « redit » — en concepts abstraits ». Ainsi donc, fondé sur la seule intuition, alimenté par elle de réalité — Schopenhauer lui- même en est un vivant exemple, — le philosophe n’en a pas moins la raison pour seul moyen d’expression. En elle, s’il n’y a point sa source, paraît du moins son génie propre de configuration, créateur d’ordre et d’harmonie, son « art ».

Qu’il soit art plastique, poésie, musique où conception philosophique, on sait que pour Schopenhauer