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la pensée de schopenhauer

l’art procède d’un état désintéressé de l’esprit. Le beau — et aussi, dans un sens supérieur, le vrai, — c’est cela que je perçois dans les choses quand mon Vouloir se tait, c’est-à-dire quand je deviens capable de considérer ces choses non plus dans les rapports qu’elles ont avec mes besoins et mes désirs, mais en elles-mêmes. A cette idée Nietzsche a pu opposer avec succès cette autre idée, diamétralement contraire, que résume la formule de Stendhal : « la beauté est une promesse de bonheur ». Ce désaccord d’esprits éminents montre assez que l’esthétique de Schopenhauer n’offre rien moins que les caractères de la certitude. Il est même certain qu’elle est en partie caduque, surtout par son recours à la théorie des Idées, et qu’elle fait trop souvent, à la vieille mode, une « métaphysique du beau » là où on tenterait aujourd’hui avec plus de fruit une psychologie de l’artiste. Il est sûr aussi que le « génie » dépeint par Schopenhauer nous apparaît comme une chose quelque peu passive et anonyme, abstraite et incolore, à laquelle nous avons peine à rattacher telle individualité de chair et de sang, dont le propre est d’être franchement accusée, active et créatrice. Individualité, disons-nous ; car au fond toute cette question du « désintéressement » esthétique — et non point celle-là seulement, mais celle encore du renoncement ascétique, de la « négation du Vouloir-vivre » — gravite autour de la question de la personnalité. Or, précisément, ce point capital est aussi le point obscur de la pensée de Schopenhauer. Il semble qu’il s’en doutât lui-même. La logique de son système l’inclinait à faire de l’individualité un pur phénomène, c’est-à-dire une chose entièrement dépendante du temps et de l’espace, qui représentent selon lui le « principe d’individuation ». Mais en face de certains faits — principalement moraux — il lui arrive par- fois d’être acculé à cette interrogation : « jusqu’où plongent les racines de la personnalité ? » Et, chose assez rare chez lui, il laisse la question sans réponse. Nous comprenons cette hésitation de sa loyauté. Le spectacle de l’histoire humaine nous oblige en effet