Page:Schopenhauer - La Pensée, 1918, trad. Pierre Godet.djvu/310

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pour échapper lui-même à la souffrance, prisonnier qu’il est du principe d’individuation, abusé par le voile de Maya. Car, ainsi que sur une mer déchaînée, aux horizons sans bornes, où les flots rugissants se creusent et se soulèvent en montagnes liquides, un navigateur se tient assis dans sa barque, sans crainte, parce que confiant en son frêle esquif, de même, tranquille et assuré au sein d’un monde de tourments, l’individu humain se tient fermement appuyé sur le principe d’individuation. Cet Univers illimité, théâtre de toutes les souffrances, qui l’entoure et qui se déploie dans l’infini des temps écoulés comme dans l’infini des temps à venir, cet Univers n’existe pas pour lui ; tout cela n’est pour lui qu’un conte. Son infime et imperceptible personne, le point sans étendue de son moment présent, sa jouissance de l’instant, cela seul est pour lui réel ; et pour le conserver il n’y a point de chose qu’il ne fasse, tant que ses yeux ne se seront point ouverts à l’intuition d’une vérité plus haute. Rien jusque-là n’interrompra son aveugle assurance, sinon parfois le pressentiment très obscur — encore faut-il l’aller chercher dans les profondeurs les plus secrètes de sa conscience — que tout cela qui est hors de lui ne lui est peut-être pas tellement étran-