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la pensée de schopenhauer

et à la supprimer, donc à faire le bien de mon prochain, puisque c’est dans l’absence de souffrance que consiste tout ce qu’on entend par satisfaction, bien-être, bonheur. Or c’est cette compassion qui est le seul véritable fondement de toute justice libre et de toute charité vraie. Une action n’a de valeur morale que dans la mesure où elle procède d’elle ; toute action en est dépourvue qui obéit à quelque autre mobile. Sitôt que la pitié s’est éveillée en moi, le bien ou la souffrance de mon prochain me tiennent directement à cœur, exactement de la même façon, sinon toujours exactement au même degré, que mon propre bien ou ma propre souffrance : c’est dire que dès ce moment la différence entre lui et moi n’est plus absolue.

C’est là, sans contredit, un phénomène étonnant, mystérieux même. Il est, à vrai dire, le grand mystère de l’éthique. Il en représente le fait primordial ; il marque la limite au delà de laquelle la spéculation métaphysique peut seule encore s’aventurer. Car nous voyons tomber ici la cloison étanche qui, du point de vue de la raison — cette lumière naturelle, comme l’appelaient les anciens théologiens — sépare tous les êtres les uns des autres :