Page:Schopenhauer - La Pensée, 1918, trad. Pierre Godet.djvu/41

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Longtemps Arthur Schopenhauer ne fut pour ses contemporains que le promeneur solitaire qu’on voyait chaque jour, vers cinq heures, gagner la banlieue, petit homme sanguin au regard de feu, aux cheveux dressés en deux houppes, vêtu avec soin d’un costume immuablement arrêté à la mode des années trente, toujours accompagné d’un fidèle Pudel, s’arrêtant parfois pour soliloquer. Le commerce qu’il entretenait par les livres avec les grands esprits de tous les temps lui faisait oublier la solitude d’un logis où ne pénétraient que de rares visiteurs. Le soir, il arrivait parfois qu’on le vît au concert, écoutant immobile et les yeux sévèrement clos une symphonie de Beethoven, qu’il estimait d’ailleurs inférieur à Rossini. La lecture quotidienne du Times, habitude héritée de son père, était le seul lien qui le rattachât à la vie publique de son temps. Il faisait de l’hydrothérapie à l’anglaise, et son appétit donnait du souci au Wirt de l’hôtel où il mangea pendant plus de vingt ans en compagnie de commensaux quelconques, que sa conversation laissait perplexes.

La première édition de son grand ouvrage, tirée à 300 exemplaires et demeurée invendue, avait failli être mise au pilon. La deuxième, parue en 1844, enrichie du second volume, ne réussit pas mieux au début. Pourtant elle suscita à son auteur quelques admirateurs et disciples isolés — les premiers furent l’avocat Becker, le magistrat Dorgut, le docteur en philosophie Frauenstaedt — qui entrèrent en correspondance avec lui et dont quelques-uns devinrent peu à peu ses familiers. Ils s’employèrent de leur mieux à le faire connaître, et dès 1851 la publication des Parerga, moins systématiques, de forme plus libre et plus accessible, vint y aider, attirant l’attention sur l’en- semble de l’œuvre. C’était enfin le commencement du succès. Peu après un important article de la Westminsier Review, paru en 1853 et intitulé