Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/109

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lités, les forces premières, les lois de la nature ; en botanique et en zoologie, la différence des espèces et la vie elle-même ; en histoire, le genre humain avec ses facultés propres, la pensée et la volonté, — en un mot, le principe de raison, dans l’application de toutes ses formes. Le propre de la philosophie, c’est qu’elle ne suppose rien de connu, mais qu’au contraire tout lui est également étranger et problématique, non seulement les rapports des phénomènes, mais les phénomènes eux-mêmes. Elle ne s’en tient même pas au principe de raison, auquel les autres sciences se bornent à tout ramener ; elle n’aurait rien à y gagner, puisqu’un anneau de la chaîne lui est aussi étranger que l’autre, puisque le rapport même des phénomènes, en tant que lien, lui est aussi étranger que ce qui est lié, et que cela même, avant comme après la liaison, ne lui est pas plus clair. Car, ainsi que nous l’avons dit, cela même que supposent les sciences, et qui est en même temps la base et la limite de leurs explications, est le problème propre de la philosophie, laquelle commence, par conséquent, là où s’arrêtent les autres sciences. Elles ne peuvent s’appuyer sur des preuves ; car celles-ci déduisent l’inconnu de principes connus, et, aux yeux de la philosophie, tout est également étranger et inconnu. Il ne peut exister aucun principe dont le monde entier et tous ses phénomènes ne seraient que la conséquence. C’est pourquoi une philosophie ne se laisse pas déduire, comme le voulait Spinoza, par une démonstration ex firmis principiis. La philosophie est la science du plus général ; ses principes ne peuvent donc être la conséquence d’autres plus généraux. Le principe de contradiction se borne à maintenir l’accord des concepts ; il n’en fournit pas lui-même ; le principe de raison explique le rapport des phénomènes, mais non les phénomènes eux-mêmes. Donc, le but de la philosophie ne peut être la recherche d’une cause efficiente ou d’une cause finale de tout l’univers. Aujourd’hui elle doit se demander moins que jamais d’où vient le monde, et pourquoi il existe. La seule question qu’elle doive se poser, c’est : qu’est-ce que le monde ? Le pourquoi est ici subordonné au qu’est-ce que c’est ; il est impliqué dans l’essence du monde, puisqu’il résulte uniquement de la forme de ses phénomènes, le principe de raison, et n’a de valeur et de sens que par lui. Sans doute, on pourrait alléguer que chacun sait ce qu’est le monde, sans chercher si loin, puisque chacun est le sujet de la connaissance et que le monde est sa représentation ; ainsi entendu, ce serait vrai. Mais c’est là une connaissance intuitive in concreto : reproduire cette connaissance in abstracto, prendre l’intuition successive et changeante, et surtout la matière de ce large concept de sentiment, concept tout négatif, qui délimite le savoir non abstrait, non intelligible, pour en faire au contraire un savoir abstrait, intelligible, durable, c’est là le devoir