Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/151

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plicable, et ce quelque chose est à l’objet ce que la volonté est à l’homme ; comme elle, il n’est soumis à aucune sorte d’explication, et cela par son essence même : bref, il lui est identique. Sans doute il y a un motif à chacune des manifestations de la volonté, à chacun de ses actes particuliers, en tel point du temps ou de l’espace ; étant donné le caractère de l’individu, la manifestation volontaire devait suivre nécessairement le motif. Mais de ce que cet individu a tel caractère, de ce qu’il veut telle chose en général, de ce que, parmi plusieurs motifs, c’est celui-ci, et non un autre, qui meut sa volonté, — de tout cela il n’y a pas d’explication à fournir. Le caractère donné de l’individu, qui reste inexplicable, quoiqu’il soit la condition qui explique tous les actes individuels résultant de motifs, est à l’homme ce qu’est pour un corps inorganique sa qualité essentielle, son mode d’action, dont les manifestations sont provoquées du dehors, mais qui elle-même n’est déterminée par rien d’extérieur et reste inexplicable ; ses phénomènes isolés, par lesquels seuls elle devient perceptible, sont soumis au principe de raison, mais elle-même ne l’est pas. Déjà les scolastiques avaient entrevu cette vérité en général, et c’est ce qu’ils appelaient forma substantialis (Cf. Suarez, Disput. métaphys., XV, sect. 1).

C’est une grande erreur, mais une erreur très répandue, de dire que ce sont les phénomènes les plus fréquents, les plus généraux et les plus simples, que nous connaissons le mieux ; au vrai, ce sont les phénomènes que nous sommes le plus habitués à voir et à ignorer. Une pierre qui tombe par terre est un fait aussi inexplicable pour nous qu’un animal qui se meut. Comme nous l’avons dit, on a cru, — en partant des forces naturelles les plus générales (par exemple la gravitation, la cohésion, l’impénétrabilité), — pouvoir expliquer par elles celles qui agissent plus rarement et dans des circonstances déterminées (par exemple : affinité chimique, électricité, magnétisme), et enfin comprendre, à l’aide de ces dernières forces, l’organisme et la vie des animaux, et même la connaissance et la volonté dans l’homme. On se résigna tacitement à partir de qualités occultes, qu’on renonçait à éclaircir, attendu qu’on n’en avait besoin que pour bâtir dessus, et non pour les creuser. Mais à quoi cela mène-t-il, nous le répétons, et, dans tous les cas, n’est-ce pas là toujours bâtir en l’air ? À quoi servent les explications qui vous ramènent à quelque chose d’aussi obscur que le premier problème ? En définitive, en sait-on davantage sur l’essence intime de ces forces générales que sur l’essence d’un animal quelconque ? L’ignorance ne règne-t-elle pas ici, comme là ? N’est-on pas acculé à l’inexplicable, parce qu’en effet il n’y a plus de raison à donner, parce qu’on en est au contenu, au pourquoi du phénomène, qui est irréductible à sa forme, au comment, au principe de raison ?