Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/173

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prononcé, résultant de la résistance de ces forces, et en vertu duquel la partie végétative de notre vie est constamment affectée d’une légère souffrance.

Ainsi s’explique, encore pourquoi la digestion déprime toutes les fonctions animales, vu qu’elle accapare toute la force vitale pour vaincre, par l’assimilation, les forces naturelles chimiques. De là vient encore le poids de la vie physique, la nécessité du sommeil, et finalement de la mort, car ces forces naturelles subjuguées, favorisées finalement par les circonstances, arrachent à l’organisme fatigué par ses perpétuelles victoires elles-mêmes la matière que celui-ci leur avait enlevée, et arrivent à manifester sans obstacle leur propre nature. Par conséquent, on peut dire aussi que tout organisme ne représente l’idée dont il est l’image qu’après déduction faite de la partie de son activité qu’il doit employer à soumettre les idées inférieures qui lui disputent la matière. C’est ce dont Jacob Bœhm paraît avoir eu le vague sentiment, quand il affirme quelque part que tous les corps des hommes et des animaux, et même toutes les plantes, sont à demi morts. Suivant que l’organisme réussira plus ou moins complètement à triompher des forces naturelles qui expriment les degrés inférieurs d’objectité de la volonté, il arrivera à une expression plus ou moins parfaite de sa propre idée, c’est-à-dire s’éloignera ou se rapprochera de l’idéal auquel, dans chaque genre, est attachée la beauté.

Ainsi, partout dans la nature, nous voyons lutte, combat et alternative de victoire, et ainsi nous arrivons à comprendre plus clairement le divorce essentiel de la volonté avec elle-même. Chaque degré de l’objectivation de la volonté dispute à l’autre la matière, l’espace et le temps. La matière doit perpétuellement changer de forme, attendu que les phénomènes mécaniques, physiques, chimiques et organiques, suivant le fil conducteur de la causalité, et pressés d’apparaître, se la disputent obstinément pour manifester chacun son idée. On peut suivre cette lutte à travers toute la nature ; que dis-je ? elle n’existe que par là : ει γαρ μη ην το νεικος εν τοις πραγμασιν, εν αν ην απαντα, ως φησιν Εμπεδοκλης[1] : cette lutte n’est elle-même que la manifestation de ce divorce de la nature avec elle-même. Dans le monde animal, cette lutte éclate de la façon la plus significative ; il se nourrit des plantes, et chaque individu y sert de nourriture et de proie à un autre ; en d’autres termes, chaque animal doit abandonner la matière par laquelle se représentait son idée, pour qu’un autre puisse se manifester, car une créature vivante ne peut entretenir sa vie qu’aux dépens d’une autre, de sorte que la volonté

  1. « Car si la haine n’était pas dans le monde, toutes choses n’en feraient qu’une, comme dit Empédocle. »