Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/239

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ment, que la vue de cette chose nous rend objectifs, c’est-à-dire qu’en la contemplant nous avons conscience de nous-mêmes non plus à titre d’individus, mais à titre de sujets connaissants purs, exempts de volonté ; secondement, que nous reconnaissons dans l’objet non plus une chose particulière, mais une Idée ; ce qui ne peut arriver qu’à la condition de ne point nous soumettre, dans la considération de l’objet, au principe de raison, de renoncer à suivre les rapports que l’objet peut avoir en dehors de lui et qui aboutissent toujours en dernière analyse à la volonté, à la condition enfin de nous arrêter à l’objet lui-même. Car, à titre de corrélatifs nécessaires, l’Idée et le sujet connaissant pur se présentent toujours ensemble à la conscience ; à partir de ce moment toute différence de temps disparaît, car l’Idée et le sujet connaissant pur sont complètement étrangers au principe de raison, considéré sous toutes ses formes ; ils résident en dehors des relations posées par ce principe ; on peut les comparer à l’arc-en-ciel et au soleil, qui ne participent pas non plus au mouvement perpétuel et à la succession des gouttes de pluie. Je suppose que je considère un arbre esthétiquement, c’est-à-dire avec des yeux d’artiste ; alors, du moment où ce n’est pas lui que je considère, mais son Idée que je dégage, il devient indifférent de savoir si l’arbre que je considère est bien celui qui est ici présent ou son ancêtre qui fleurissait, il y a mille ans ; je ne me demande point non plus si l’observateur est bien celui-ci même ou tout autre individu placé à un point quelconque du temps ou de l’espace ; en même temps que le principe de raison, la chose particulière et l’individu connaissant ont disparu ; il ne reste que l’Idée et le sujet connaissant pur, qui forment ensemble l’objectité adéquate de la volonté à ce degré. Et ce n’est pas seulement au temps, mais aussi à l’espace que l’Idée est soustraite ; car ce n’est pas l’image spatiale et fugitive, c’est son expression, c’est sa signification pure, c’est son être intime qui se manifeste à moi et qui me parle ; tel est ce qui constitue, à proprement parler, l’Idée, tel est ce qui peut toujours être identique, malgré toute la différence des rapports d’étendue que présente la forme.

Puisque, d’une part, toute chose donnée peut être considérée d’une manière purement objective, en dehors de toute relation ; puisque, d’autre part, la volonté se manifeste dans chaque chose à un degré quelconque de son objectité ; puisque, par suite, chaque chose est l’expression d’une Idée, il s’ensuit que toute chose est belle. — L’objet le plus insignifiant peut être contemplé d’une manière purement objective, indépendamment de la volonté, et prend par là même le caractère de la beauté ; c’est ce que prouvent les tableaux d’intérieur des Hollandais, que nous avons déjà cités au même point de vue (§ 38). Mais les choses sont plus ou moins