Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/269

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siècle élèvent contre leurs contemporains : elles ont l’air d’être d’aujourd’hui ; c’est que la race humaine est toujours la même. En tout temps et dans tous les arts la manière se substitue à l’inspiration, laquelle est la propriété exclusive d’un petit nombre : or la manière, c’est un habit sous lequel le génie a brillé un instant ; une fois usé, il le rejette et on le ramasse. Il ressort de tout cela qu’en général, pour avoir l’approbation de la postérité, il faut renoncer à celle des contemporains, et réciproquement[1].


§ 50.


Le but de l’art est donc de communiquer l’Idée, une fois conçue ; après être ainsi passée par l’esprit de l’artiste, où elle apparaît purifiée et isolée de tout élément étranger, elle est intelligible, même à une intelligence d’une faible réceptivité et d’une stérilité complète ; nous savons d’ailleurs qu’il n’est point permis à l’artiste de puiser ses inspirations dans des concepts. D’après ces principes, nous ne pouvons goûter une œuvre que son auteur destine formellement à l’expression d’un concept : c’est le cas de l’allégorie. Une allégorie est une œuvre d’art qui signifie quelque chose d’autre que ce qu’elle représente. Or l’Idée, comme tout ce qui est intuitif, s’exprime par soi-même d’une manière tout à fait directe et parfaite ; elle n’a point besoin d’un intermédiaire étranger pour se manifester. Ainsi ce que l’on exprime et représente de cette façon, au moyen de signes étrangers, n’est point directement accessible à l’intuition, par conséquent n’est jamais qu’un concept. L’allégorie a donc toujours pour mission de figurer un concept ; elle se propose de détourner l’esprit du spectateur de l’image visible et intuitive pour l’amener à une conception d’un tout autre ordre, abstraite, non intuitive, complètement étrangère à l’œuvre d’art : dans ce cas le tableau et la statue se proposent le même but que l’écriture, avec cette différence que l’écriture est beaucoup plus apte à l’atteindre. Le but n’est plus ici celui de l’art tel que nous l’avons défini, savoir la représentation d’une Idée qui doit être intuitivement conçue.

Pour obtenir ce que l’on se propose dans l’allégorie, la perfection artistique n’est plus de rigueur, il suffit simplement que l’on puisse reconnaître l’objet ; cela fait, le but est atteint, puisqu’il s’agissait

  1. À ce paragraphe se rapporte le chapitre XXXIV des Suppléments.