Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/282

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presque tout à fait dans le genre proprement épique, et finit par ne plus laisser de trace dans le drame, qui est le genre de poésie le plus objectif et à bien des égards le plus parfait et le plus difficile. Le genre lyrique est, pour la même raison, le plus facile ; et si l’art n’appartient qu’au rare et pur génie, cependant un homme même moyen en tout, s’il est, en fait, exalté par une forte impression, ou quelque soudaine inspiration de son esprit, pourra composer une belle ode ; car pour cela il ne lui faut qu’une vive intuition de ses sentiments propres dans un moment d’exaltation. Il suffit pour le prouver de tous ces chants lyriques d’individus restés d’ailleurs inconnus, spécialement des chansons populaires allemandes, dont nous avons un excellent recueil dans le Wunderhorn, et aussi de ces innombrables chansons d’amour et autres, en toutes les langues. En effet, saisir une impression du moment, et lui donner corps dans un chant, voilà en quoi consiste ce genre de poésie. Cependant, dans la poésie lyrique, s’il se rencontre un vrai poète, il exprime dans son œuvre la nature intime de l’humanité entière. Tout ce que des millions d’êtres passés, présents et à venir, ont ressenti ou ressentiront dans les mêmes situations qui reviennent sans cesse, il le ressent et l’exprime vivement. Ces situations, par leur retour éternel, durent autant que l’humanité elle-même et éveillent toujours les mêmes sentiments. Aussi les productions lyriques du vrai poète subsistent-elles, pendant des siècles, vivantes, vraies et jeunes. Le poète est donc le résumé de l’homme en général : tout ce qui a jamais fait battre le cœur d’un homme, tout ce que la nature humaine, dans une circonstance quelconque, fait jaillir hors d’elle, tout ce qui a jamais habité et couvé dans une poitrine humaine, telle est la matière qu’il travaille, comme il travaille tout le reste de la nature. Aussi le poète est-il également capable de chanter la volupté et les sujets mystiques, d’être Anacréon ou Ange Silésius, d’écrire des tragédies ou des comédies, d’esquisser un caractère élevé ou commun, selon son caprice ou sa vocation. C’est pourquoi personne ne peut lui prescrire d’être noble et élevé, moral, pieux, chrétien, ou ceci ou cela ; encore moins peut-on lui reprocher d’être ceci et non cela. Il est le miroir de l’humanité, et lui met devant les yeux tous les sentiments dont elle est remplie et animée.

Examinons maintenant de plus près la nature du chant proprement dit, et pour cela prenons comme exemples des modèles parfaits et presque purs, et non pas de ceux qui empiètent déjà en quelque façon sur un autre genre, comme la romance, l’élégie, l’hymne, l’épigramme, etc. ; voici ce que nous allons trouver comme caractère propre du chant, dans son acception la plus étroite : c’est le sujet de la volonté, c’est-à-dire son propre vouloir qui rem-