Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/299

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alors que les uns et les autres ne pourraient sans la musique être immédiatement compris, c’est-à-dire être compris sans passer par l’abstraction. Faisons-nous, avec ces deux points de vue si différents, mais justes tous deux, une conception qui rende possible une philosophie des nombres semblable à celle de Pythagore ou bien encore à celle des Chinois dans le Yi-King : nous aurons alors l’explication de cette proposition des Pythagoriciens rapportée par Sextus Empiricus : τω αριθμω δε τα παντ’επεοικεν (numero cuncta assimilantur)[1]. Appliquons enfin à l’explication que j’ai donnée plus haut de la mélodie et de l’harmonie cette manière de voir : nous aurons une philosophie purement morale, une philosophie qui ne s’inquiète pas d’expliquer la nature, telle enfin que la rêvait Socrate, analogue en somme à cette mélodie sans harmonie que demandait Rousseau. Par contre, un système physique et métaphysique sans morale correspond à une simple harmonie sans mélodie. — Qu’on me permette d’ajouter à ces considérations incidentes quelques observations sur l’analogie qui existe entre la mélodie et le monde des phénomènes. Nous avons vu dans le livre précédent que le degré le plus élevé de l’objectivation de la volonté, que l’homme ne pouvait apparaître isolé et sans support, mais qu’il supposait les degrés inférieurs de l’objectivation, et qu’à son tour chacun de ces degrés exige pour support les degrés placés au-dessous de lui ; ainsi la musique, semblable au monde, est une objectivation de la volonté, et, pour être parfaite, elle exige une complète harmonie. À la voix haute qui dirige tout, il faut, pour qu’elle puisse produire son plein effet, l’accompagnement de toutes les voix, toutes à partir de la basse la plus profonde, qui est, en quelque sorte, leur commune origine. La mélodie concourt ici à l’harmonie ; elle en est partie intégrante ; réciproquement l’harmonie concourt à la mélodie. Ainsi l’ensemble complet de toutes les voix est la condition nécessaire pour que la musique arrive à exprimer tout ce qu’elle veut exprimer ; de même la volonté, hors du temps et dans son unité, ne saurait trouver son objectivation parfaite que dans l’ensemble complet de toutes les séries d’êtres qui manifestent son essence à des degrés de netteté qui sont innombrables.

Voici une autre analogie qui n’est pas moins surprenante. Dans le livre précédent nous avons trouvé que, malgré la convenance réciproque des manifestations de la volonté, considérées en tant qu’espèces, — convenance d’où l’hypothèse téléologique a pris naissance, — il existe cependant entre ces phénomènes, considérés en tant qu’individus, une lutte éternelle qui se poursuit à travers tous les degrés de la hiérarchie, et cette lutte fait du monde le

  1. Adversus mathem., liv. VII.