Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/341

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soutenons avec réflexion et méthode ; et s’il s’y trouve des lacunes, comme en produisent les caprices et les faiblesses, nous savons, aidés de principes solides, les combler. Alors nous avons clairement pris conscience de la conduite que nous impose notre nature individuelle, et nous avons fait provision de maximes qui sont toujours sous notre main, grâce à quoi nous agissons avec réflexion, comme si notre conduite même était un effet de notre pensée ; de plus, nous ne nous laissons ni induire en erreur par l’influence de notre humeur passagère, par l’impression du moment, ni arrêter par l’amertume ou la douceur que nous trouvons à tel objet particulier rencontré en route ; nous allons sans hésitations, sans vacillations, sans inconséquence. Nous ne sommes plus, comme des novices, à espérer, à chercher, à tâtonner, pour savoir ce que nous sommes et ce que nous pouvons ; cela, nous le savons une fois pour toutes, et, en chaque délibération, nous n’avons plus qu’à appliquer nos principes généraux au cas particulier, pour fixer notre décision.

Nous connaissons notre volonté sous sa forme générale, et nous ne nous laissons plus aller, par humeur, ou par l’effet d’une impulsion extérieure, à prendre en un cas particulier une résolution qui soit contraire à ce qu’elle est dans l’ensemble. Nous savons le genre et la mesure de nos forces et de nos faiblesses ; et ainsi nous nous épargnons bien des chagrins. Car, à parler exactement, il n’y a pas d’autre plaisir que de faire usage de ses forces, et de se sentir agir ; pas de plus grande douleur que de se trouver à court de forces, dans le moment où l’on en a besoin. Mais une fois tout bien exploré, notre fort et notre faible bien connus, nous pouvons cultiver nos dispositions naturelles les plus marquantes, les employer, chercher à en tirer tout le parti possible, et ne jamais nous appliquer qu’aux entreprises où elles peuvent trouver leur place et nous servir, et quant aux autres, à celles dont la nature nous a médiocrement fournis, nous pouvons nous dominer assez pour y renoncer : et par là nous nous épargnons de rechercher des objets qui ne nous conviennent pas. Il faut en être arrivé là pour garder toujours un parfait sang-froid, et pour ne jamais se mettre en un mauvais cas, car alors on sait d’avance à quoi l’on peut prétendre. Un tel homme goûtera souvent ce plaisir, de se sentir en force ; rarement il aura ce chagrin, de se voir rappelé au sentiment de sa faiblesse ; grande humiliation, source principale peut-être des plus amers chagrins : qui ne préfère être taxé de malchance que de maladresse ? — Notre intérieur, son fort et son faible, nous étant bien connus, nous ne chercherons pas non plus à faire montre de facultés que nous n’avons pas, à payer les gens en fausse monnaie, sorte de jeu où toujours le tricheur finit par perdre. En somme, puisque l’homme n’est tout entier que la forme visible de sa propre volonté,