Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/342

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il n’est rien assurément de plus absurde que d’aller se mettre en tête d’être un autre que soi-même : c’est là, pour la volonté, tomber en une contradiction flagrante avec elle-même. S’il est honteux de se parer du costume d’autrui, il l’est bien plus de parodier les qualités et les particularités d’autrui : c’est avouer clairement son propre néant. En ce sens encore ; il n’est rien de tel que de se sentir soi-même, et ce dont on est capable en tout genre, et les limites où l’on est tenu, pour demeurer en paix autant qu’il est possible avec soi-même. Car il en est du dedans comme du dehors : pas de source plus sûre de consolations que de voir avec une parfaite évidence la nécessité inévitable de ce qui arrive. Ce qui nous chagrine, dans un malheur, ce n’est pas tant le malheur que la pensée de telle ou telle circonstance qui, changée, eût pu nous l’épargner : aussi, pour se calmer, ce qu’il y a de mieux, c’est de considérer l’événement du point de vue de la nécessité ; de là, tous les événements nous apparaissent comme les dictées d’un puissant destin ; et le mal qui nous a frappé n’est plus que l’inévitable effet de la rencontre entre les événements du dehors et notre état intérieur. Le consolateur, c’est le fatalisme. Nous gémissons et nous nous indignons juste aussi longtemps que nous espérons en ces moyens pour toucher autrui, ou pour nous exciter à quelque tentative désespérée. Mais, enfants et grandes personnes, nous savons fort bien nous tenir en paix, dès que nous voyons clairement que « c’est comme cela ».

Θυμον ενι στηθεσσι φιλον δαμασαντες αναγκη.

(Domptant dans notre poitrine notre cœur : car tel est le destin.)

Nous ressemblons aux éléphants prisonniers : d’abord ils se démènent et font rage ; cela dure de longs jours, sans cesse. Puis, voyant qu’il ne sert de rien, tout soudain ils se laissent mettre le joug sur le cou, et les voilà domptés pour toujours. Nous faisons comme le roi David : tant que son fils fut en vie, il ne cessait d’importuner Jehovah de ses prières, et de désespoir ne tenait pas en place : lui mort, il n’y pensa plus. Voilà pourquoi nous voyons nombre de gens, frappés de quelqu’un de ces maux qui ne passent pas, tels qu’une difformité, la pauvreté, la bassesse de la condition, la laideur, une demeure malsaine, s’en accommoder, y devenir indifférents, ne les pas sentir, non plus qu’une blessure cicatrisée, simplement parce qu’ils savent qu’en eux et autour d’eux les choses sont arrangées de façon à ne laisser jour à aucun changement : cependant ceux qui sont plus heureux ne comprennent pas qu’on supporte un pareil état. Or il en est de la nécessité intérieure comme des nécessités du dehors : rien ne réconcilie mieux avec elle que de la bien con-