Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/359

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ments, car le hasard est là, toujours aux aguets pour faire quelque malice : pures scènes comiques que tout cela. Mais les souhaits jamais exaucés, la peine toujours dépensée en vain, les espérances brisées par un destin impitoyable, les mécomptes cruels qui composent la vie entière, la souffrance qui va grandissant, et, à l’extrémité du tout, la mort, en voilà assez pour faire une tragédie. On dirait que la fatalité veut, dans notre existence, compléter la torture par la dérision : elle y met toutes les douleurs de la tragédie ; mais, pour ne pas nous laisser au moins la dignité du personnage tragique, elle nous réduit, dans les détails de la vie, au rôle du bouffon.

Toutefois, si empressés que soient les soucis, petits et grands, à remplir la vie, à nous tenir tous en haleine, en mouvement, ils ne réussissent point à dissimuler l’insuffisance de la vie à remplir une âme, ni le vide et la platitude de l’existence, non plus qu’ils n’arrivent à chasser l’ennui, toujours aux aguets pour occuper le moindre vide laissé par le souci. De là vient que l’esprit de l’homme, n’ayant pas encore assez des soucis, des chagrins et des occupations que lui fournit le monde réel, se fait encore de mille superstitions diverses un monde imaginaire, s’arrange pour que ce monde lui donne cent maux et absorbe toutes ses forces, au moindre répit que lui laisse la réalité : car ce répit, il n’en saurait jouir. C’est tout naturellement ce qui arrive aux peuples auxquels la vie est facile, grâce à un climat et à un sol cléments, ainsi d’abord chez les Hindous, puis chez les Grecs, chez les Romains, et, parmi les modernes, chez les Italiens, chez les Espagnols, etc. — L’homme se fabrique, à sa ressemblance, des démons, des dieux, des saints ; puis il leur faut offrir sans cesse sacrifices, prières, ornements pour leurs temples, vœux, accomplissements de vœux, pèlerinages, hommages, parures pour leurs statues, et le reste. Le service de ces êtres s’entremêle perpétuellement à la vie réelle, l’éclipse même : chaque événement devient un effet de l’action de ces êtres ; le commerce qu’on entretient avec eux remplit la moitié de la vie, nourrit en nous l’espérance, et, par les illusions qu’il suscite, nous devient parfois plus intéressant que le commerce des êtres réels. C’est là l’effet et le symptôme d’un besoin vrai de l’homme, besoin de secours et d’assistance, besoin d’occupation pour abréger le temps : sans doute souvent le résultat va directement contre le premier de ces besoins, puisque, en chaque conjoncture fâcheuse ou périlleuse, il nous fait consumer un temps et des ressources qui auraient leur emploi ailleurs, en prières et offrandes ; mais il n’en est que plus favorable à l’autre besoin, grâce à ce commerce fantastique avec un monde rêvé : c’est là le bénéfice qu’on tire des superstitions, et il n’est pas à dédaigner.