Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/360

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§ 59.


Maintenant enfin, grâce à toutes ces études de l’ordre le plus général, grâce à notre effort pour tracer une esquisse de la vie humaine dans ses traits élémentaires, nous devons être arrivés, dans la mesure où l’on peut se convaincre a priori, à cette conviction que, par nature, la vie n’admet point de félicité vraie, qu’elle est foncièrement une souffrance aux aspects divers, un état de malheur radical ; nous pourrions donner bien plus de vie et de corps à cette idée, en nous adressant à l’expérience, à l’a posteriori, en descendant aux cas particuliers, pour nous mettre sous les yeux des images, pour nous peindre en des exemples notre misère sans nom, pour invoquer les faits et l’histoire, où il est bien permis aussi de jeter un regard et de chercher des lumières. Mais ce serait un chapitre sans fin, et qui nous ferait descendre des généralités, de cette hauteur qui est la situation propre du philosophe. En outre, un pareil tableau passerait aisément pour une pure déclamation sur notre triste destin, comme on en a fait souvent ; on l’accuserait là-dessus de partialité, sous prétexte que tous les traits de la peinture seraient des faits particuliers. Au contraire, nous échappons sûrement à ce reproche et à ce soupçon, avec notre façon froide, philosophique, de découvrir par des raisons toutes générales et a priori les racines profondes par où la douleur tient à l’essence même de la vie, ce qui la rend inévitable. Mais si l’on veut une vérification a posteriori, il est aisé de l’obtenir. Il suffit d’être sorti des rêves de la jeunesse, de tenir compte de l’expérience, de la sienne et de celle des autres, d’avoir appris à se mieux connaître, par la vie, par l’histoire du temps passé et du présent, par la lecture des grands poètes, et de n’avoir pas le jugement paralysé par des préjugés trop endurcis, pour se résumer les choses ainsi : le monde humain est le royaume du hasard et de l’erreur, qui y gouvernent tout sans pitié, les grandes choses et les petites ; à côté d’eux, le fouet en main, marchent la sottise et la malice : aussi voit-on que toute bonne chose a peine à se faire jour, que rien de noble ni de sage n’arrive que bien rarement à se manifester, à se réaliser ou à se faire connaître ; qu’au contraire l’inepte et l’absurde en fait de pensée, le plat, le sans-goût en fait d’art, le mal et la perfidie en matière de conduite, dominent, sans être dépossédés, sauf par instants. En tout genre, l’excellent est réduit à l’état d’excep-