Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/371

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forme et son adaptation à certaines fins. Cette affirmation a pour signe la conservation du corps, et l’application à cet objet de toutes les forces de l’individu. À cette affirmation se rattache par un lien immédiat la satisfaction du besoin sexuel ; bien plus, elle en fait partie, en tant que les organes de la génération font partie du corps. Aussi le renoncement à toute satisfaction de ce besoin, quand elle est libre, sans motif, est déjà une négation de la volonté de vivre, un libre anéantissement de cette volonté par elle-même, dû à un certain état de l’intelligence, où celle-ci agit comme calmant. Par là cette négation de notre corps doit être regardée comme une contradiction qui éclate entre la volonté et sa propre forme visible. En vain le corps réalise-t-il extérieurement, par les organes de la génération, la volonté de perpétuer l’espèce : cette perpétuation elle-même n’est pas voulue. C’est pour cette raison même, comme négation, suppression de la volonté de vivre, que ce renoncement est une si difficile et si douloureuse victoire sur soi-même : mais nous reviendrons là-dessus. — Maintenant cet acte d’affirmer son attachement au corps, la volonté le répète en une infinité d’individus coexistants ; par suite, et grâce à cet égoïsme qui appartient à tout être, elle peut fort bien, en un individu donné, dépasser les bornes de cette affirmation, jusqu’à nier la même volonté en tant que manifestée par un autre individu. La volonté du premier fait irruption dans le domaine où est affirmée la volonté d’autrui : elle détruit ou blesse le corps d’autrui, ou bien elle réduit à son propre service les forces de ce corps, au lieu de les laisser au service de la volonté qui se manifeste dans ce corps même. Lors donc que le premier individu soustrait à la volonté, en tant que manifestée sous forme du corps d’autrui, les forces de ce corps, et ainsi accroît les forces à son service et dépasse cette somme de ressources qui est son corps, il affirme sa propre volonté jusqu’au delà des limites de son corps, et cela en niant la volonté manifestée en un corps étranger. — Cette invasion dans le domaine où est affirmée par autrui la volonté est bien connue, sous le nom d’injustice. Les deux individus en effet se rendent bien compte de ce qui se passe alors, et cela instantanément, non pas d’une façon abstraite et claire, mais ils en ont le sentiment. La victime de l’injustice ressent cette invasion dans la sphère où elle affirme son propre corps, la négation de cette sphère par un étranger : elle en éprouve immédiatement un chagrin tout moral, bien distinct, bien différent de la douleur physique causée par le fait même, ou du malaise produit par la perte à elle infligée. Quant à l’auteur de l’injustice, cette idée naît en lui, qu’au fond lui-même et cette volonté manifestée dans le corps de la victime ne font qu’un ; qu’en dépassant les limites de son corps et de ses forces, c’est toujours la même volonté, en une