Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/370

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et en petit ; il a son côté effroyable : c’est la vie des grands tyrans, des grands scélérats, ce sont les guerres qui ravagent un monde ; et son côté risible : c’est celui-ci que considère la comédie, et il a pour traits essentiels cette vanité et cette présomption si incomparablement décrites, expliquées in abstracto par La Rochefoucauld ; ce spectacle, nous le retrouvons et dans l’histoire universelle, et dans les limites de notre expérience. Mais où il se manifeste à plein, c’est quand, dans un groupe d’hommes, toute loi, tout ordre vient à être renversé ; alors on voit clairement ce bellum omnium contra omnes, dont Hobbes, au premier chapitre du De cive, a fait une si parfaite peinture. Là, on voit chacun non seulement arracher au premier venu ce dont il a envie, mais, pour accroître même imperceptiblement son bien-être, ruiner à fond le bonheur, la vie entière d’autrui. Telle est la plus énergique expression de l’égoïsme ; pour aller plus loin, il n’y a que la méchanceté proprement dite : celle-là travaille sans intérêt aucun, sans utilité, à la douleur, au malheur d’autrui ; nous en viendrons bientôt à elle. — Ainsi, nous avons découvert la source de l’égoïsme ; ailleurs, dans mon mémoire sur le Fondement de la morale, § 14, nous n’avions fait que la poser dogmatiquement : que l’on compare les deux opérations.

C’est là l’une des sources principales d’où sort pour se mêler à la vie, puisqu’il le faut et qu’ainsi le veut l’essence de la vie, la souffrance ; dès qu’il se réalise, prend une forme déterminée, cet égoïsme devient l’Eris, la guerre entre tous les individus : ainsi se traduit la contradiction qui déchire la volonté de vivre elle-même, en deux parties ennemies, et qui prend une forme visible grâce au principe d’individuation ; quand on veut se la mettre sous les yeux, dans toute sa clarté, sans intermédiaire, il y a un moyen cruel : ce sont les combats de bêtes. Cette division, cette déchirure, est comme l’intarissable source des souffrances ; les barrières que l’homme a imaginées pour l’arrêter sont inutiles : nous verrons bientôt ce qu’elles sont.


§ 62.


Déjà l’analyse nous a conduits à voir ce qu’est sous sa forme première et simple l’affirmation de la volonté de vivre : à savoir la pure affirmation de notre propre corps, ou la manifestation de la volonté, par des actes, dans le temps, manifestation parallèle, sans plus, à celle que donne déjà, dans l’espace, le corps avec sa