Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/378

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stratagèmes à la guerre : car en somme, ce sont autant de mensonges, autant d’exemples à l’appui du mot de la reine Christine de Suède : « Aux paroles des hommes il ne faut pas ajouter foi ; à leurs actes, à peine. » — On voit par là si les limites extrêmes du droit effleurent celles de l’injuste ! Au surplus, je crois superflu de montrer ici combien toute cette doctrine concorde exactement avec ce qui a été dit plus haut sur l’illégitimité du mensonge en tant que violence : on en peut tirer également de quoi jeter de la lumière sur les théories si étranges du mensonge officieux[1].

De tout ce qui précédé il résulte que le droit et l’injuste sont des notions purement et simplement morales : autrement dit, elles n’ont de sens que pour qui a en vue l’action humaine considérée en soi, et sa valeur intime. Ce sens se révèle de lui-même à la conscience, et voici comment : d’une part ; l’acte injuste est accompagné d’une douleur intérieure ; cette douleur c’est le sentiment, la conscience qu’a l’agent injuste d’un excès d’énergie dans l’affirmation de sa volonté, affirmation qui aboutit à nier ce qui sert de manifestation extérieure à une autre volonté ; d’autre part, cette douleur est aussi la conscience qu’a l’agent, tout en étant, comme phénomène, distinct de sa victime, de ne faire au fond qu’un avec elle. Nous reviendrons sur cette analyse du remords, pour la pousser plus à fond ; mais le moment n’en est pas encore venu. Quant à la victime de l’acte injuste, elle a conscience, elle sent avec douleur que sa volonté est niée, dans la mesure où elle est exprimée par son corps, et par les besoins naturels qu’elle ne peut satisfaire sans le secours des forces de ce corps ; elle sait aussi que cette négation, elle peut, sans se mettre dans son tort, la repousser, et ce, par tous les moyens, si la force lui fait défaut. Telle est la signification purement morale des mots « droit » et « injustice » ; et c’est la seule qu’ils aient pour les hommes considérés en tant qu’hommes, en dehors de toute qualité de citoyens. C’est celle-là par suite qui, même dans l’état de nature, en l’absence de toute loi positive, subsiste ; c’est elle qui constitue la base et la substance de tout ce qu’on nomme droit naturel, et qui serait, mieux nommé droit moral : car ce qui lui est propre, c’est de ne pas s’étendre à ce qui agit sur nous, à la réalité extérieure ; son domaine, c’est celui de notre activité, celui de cette connaissance naturelle de notre volonté propre, qui naît de l’exercice de notre activité, et qui se nomme conscience morale ; quant à étendre son pouvoir jusqu’au dehors, sur les autres individus, quant à empêcher la violence de s’établir à la place du droit, c’est ce qu’elle ne peut pas toujours dans l’état de nature. Dans cet état, il dépend bien de

  1. On trouvera un développement plus complet de la théorie du droit, telle que je la propose ici, dans mon mémoire sur le Fondement de la morale, § 17 (pages 122-139 de la traduction française).