Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/410

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vraie, n’ont pas leur source dans la connaissance abstraite : elles l’ont pourtant dans la connaissance ; mais celle-là est immédiate, intuitive, le raisonnement n’a rien à faire avec elle, ni pour ni contre ; comme elle n’est pas abstraite, elle ne se transmet pas, il faut que chacun la trouve lui-même : par suite, ce n’est pas dans les paroles qu’elle obtient son expression adéquate, mais seulement dans les faits, dans les actes, dans la conduite d’une vie d’homme. Nous donc qui avons ici à établir une théorie de la vertu, et par conséquent à exprimer d’une façon abstraite et dans son essence la connaissance qui en fait le fond, nous ne saurions dans cette expression envelopper cette connaissance elle-même : nous n’en donnons que le concept, et pour cela nous partons constamment des actes, dans lesquels seuls elle se laisse voir ; c’est à eux que nous renvoyons comme à sa traduction adéquate ; cette traduction enfin, nous nous bornons à l’éclaircir, à l’interpréter, c’est-à-dire que nous exprimons en termes abstraits le fond réel des choses.

Maintenant, avant de parler de la bonté proprement dite, pour l’opposer à la méchanceté que nous avons déjà analysée, il est utile de considérer un degré intermédiaire, qui est la négation de la méchanceté : c’est à savoir la justice. Nous avons exposé déjà, et tout au long, ce que c’est que le droit et l’injuste : disons donc en peu de mots qu’on nomme juste quiconque reconnaît spontanément les limites tracées par la morale seule entre le droit et l’injuste et qui les respecte, même en l’absence de l’État, ou de toute autre puissance capable de les garder ; qui, par suite, pour revenir à notre doctrine, ne va jamais, dans l’affirmation de sa propre Volonté, jusqu’à la négation de la même Volonté chez un autre individu. Il n’ira donc jamais, pour accroître son propre bien-être, infliger des souffrances à autrui : en d’autres termes, il ne commettra aucune transgression, il respectera les droits et les biens de chacun. — On le voit, aux yeux de ce juste, le principe d’individuation n’est plus ce qu’il était pour le méchant, un voile impénétrable ; il ne se borne plus, comme ce dernier, à affirmer le phénomène de la volonté en lui, tout en le niant chez autrui ; les autres hommes ne sont plus pour lui des fantômes vains, et d’ailleurs absolument distincts de lui par leur essence ; non, il le déclare par sa conduite même : il reconnaît ce qui fait son être propre, la chose en soi qui est la Volonté de vivre, il la reconnaît dans le phénomène d’autrui, qui lui est donné à simple titre de représentation ; il se reconnaît donc chez l’autre, jusqu’à un certain point, assez en somme pour n’être pas injuste, pour ne pas lui porter tort. Dans la même mesure, son regard perce le principe d’individuation, le voile de Maya : il pose l’être extérieur sur le pied d’égalité avec le sien ; il ne lui fait pas tort.