Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/414

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tout notre intérêt se concentre sur un seul phénomène, sur notre individu ; dès lors l’intelligence nous présente l’image des périls innombrables qui sans cesse menacent ce phénomène : et l’inquiétude, l’anxiété devient la dominante de notre humeur. Au contraire, de savoir que notre être en soi, c’est tout ce qui vit, et non simplement notre propre personne, cela répand notre intérêt sur tous les êtres vivants, et notre cœur s’en trouve agrandi. En amoindrissant l’intérêt que nous inspire notre propre moi, nous attaquons donc, nous tuons dans sa racine le souci anxieux qu’il nous causait ; de là cette sérénité calme, insouciante, que porte avec elle une âme vertueuse, une conscience bonne ; de là la clarté croissante dont resplendit cette sérénité, à chaque bonne action, qui vient fortifier en nous le principe de notre nouvel état d’âme. L’égoïste se sent environné de phénomènes étrangers et ennemis, et toute son espérance est bornée à son propre bien-être. L’homme bon vit dans un monde de phénomènes amis : le bien de chacun est son propre bien. Sans doute la connaissance qu’il a du sort de l’homme en général empêche que sa sérénité n’aille jusqu’au contentement ; mais toutefois, comme il reconnaît constamment son être en tout ce qui vit, il en résulte une sorte d’égalité et même une sérénité d’âme. Car un intérêt qui s’étend à une quantité innombrable de phénomènes ne peut se tourner en anxiété, comme celui qui se concentre sur un seul. Les accidents qui arrivent à la totalité des individus se compensent entre eux : quand il s’agit d’un particulier, de chaque accident dépend ou son bonheur ou son malheur.

D’autres que moi peuvent proposer des principes de morale, et les donner pour des recettes à produire la vertu, comme des lois qu’il est nécessaire de suivre : pour moi, je l’ai déjà dit, je n’ai rien de pareil, je ne puis prescrire à la Volonté éternellement libre aucun devoir, aucune loi. Mais en revanche, ce qui, au point de vue de ma doctrine, joue un rôle à peu près analogue, c’est cette vérité toute théorique, dont tout mon écrit n’est que le développement, à savoir que la volonté, la réalité en soi cachée sous chaque phénomène, considérée en elle-même, est indépendante des formes phénoménales, et par là de la multiplicité : et cette vérité, je ne vois pas d’expression meilleure a en donner, au point de vue pratique, que la formule du Véda dont j’ai déjà parlé : Tat twam asi ! ( « Tu es ceci ! » ) Celui qui peut se la redire à lui-même, avec une connaissance claire de ce qu’il dit et une ferme conviction, en face de chaque être avec lequel il a rapport, celui-là est sûr de posséder toute vertu, toute noblesse d’âme : il est sur la voie droite qui va à la délivrance.

Il me reste, pour terminer cet exposé, à montrer comment la douceur d’âme, cet amour qui a pour origine et pour substance une