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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/421

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livre, de la dépendance de tous les phénomènes de la Volonté, je crois pouvoir admettre qu’au jour où disparaîtrait sa manifestation la plus haute, l’animalité, qui en est le reflet affaibli, s’évanouirait aussi : ainsi, avec la pleine lumière, passe aussi la pénombre. Aussi, la connaissance se trouvant entièrement supprimée, le reste du monde tomberait au néant : car sans sujet, pas d’objet. Je puis bien ici invoquer un passage du Véda : « De même que dans ce monde l’enfant affamé soupire après sa mère, de même tous les êtres attendent l’holocauste sacré. » (Asiatic Researches., vol. VIII ; Colebrooke, On the Vedas, dans l’extrait du Sama-Veda. On trouvera le même passage dans les Miscellaneous Essays de Colebrooke, vol. I, p. 88.) L’holocauste ici signifie la résignation en général ; le reste de la Nature doit attendre de l’homme sa délivrance ; c’est lui qui est le prêtre et à la fois la victime. On peut encore relever, comme un fait bien digne de remarque, que la même pensée a été exprimée par ce vaste et profond esprit, Angelus Silesius, dans une petite poésie intitulée : L’homme porte tout à Dieu :

O homme, tout respire l’amour pour toi ; tout te désire avec ardeur ;
Tout s’élance vers toi, pour arriver à Dieu.


Un mystique plus grand encore est maître Eckhart, dont les écrits prodigieux viennent enfin (1857) d’être rendus accessibles, grâce à l’édition de Franz Pfeiffer. C’est lui qui dit, p. 459, tout à fait dans le même sens : « Je m’appuie ici sur le Christ, car il dit : Quand je serai élevé de la terre, j’élèverai toutes choses à ma suite (S. Jean, XII, 32). Ainsi l’homme bon doit élever toutes choses vers Dieu, vers leur source première. Les maîtres nous confirment cette vérité, que toutes les créatures sont faites en vue de l’homme. C’est ce qu’on voit en toutes, car chacune utilise l’autre : l’agneau se sert du gazon, le poisson de l’eau, le fauve de la forêt. Et ainsi toutes les créatures profitent à l’homme bon : l’homme bon les prend et l’une dans l’autre les porte vers Dieu. » Il veut dire : C’est pour délivrer, avec lui-même et en lui-même, tous les animaux, que l’homme s’en sert dans cette vie. — C’est ainsi qu’il convient, à mon sens, d’expliquer le passage difficile qu’on trouve dans la Bible, Ep. aux Rom., VIII, 21-24[1].

Dans le bouddhisme non plus, les expressions ne manquent pas

  1. Voici ce passage : « Ce n’est pas volontairement que les créatures sont soumises à la vanité, c’est à cause de celui qui les y a assujetties, en leur laissant l’espérance qu’elles seront ainsi délivrées de cet esclavage de la corruption pour avoir part à la liberté glorieuse des enfants de Dieu. Car nous savons que jusqu’à présent toutes les créatures ensemble soupirent et sont comme dans le travail de l’enfantement ; et non seulement elles, mais nous aussi, qui avons reçu les prémices de l’Esprit, nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l’adoption, c’est-à-dire la délivrance de notre corps ! »