Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/422

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour cette vérité. Aussi, quand Bouddha, encore sous la forme de Bodhisatwa, fait seller son cheval pour la dernière fois, c’est-à-dire pour quitter le palais de son père et aller au désert, il lui parle ainsi en vers : « Depuis longtemps, tu es dans la vie et dans la mort ; mais tu vas cesser de porter et de tirer. Pour cette fois encore, ô Kantakana, emporte-moi d’ici, et quand j’aurai réalisé la loi (qui lui ordonne de devenir Bouddha), je ne t’oublierai pas. » (Foë-Kouë-Ki, trad. d’Abel Rémusat, p. 233.)

L’ascétisme se manifeste encore dans la pauvreté volontaire et intentionnelle ; elle n’est pas l’effet d’un accident : le pauvre volontaire se dépouille de ses biens pour adoucir les souffrances d’autrui ; la pauvreté est proprement son but, il veut s’en servir pour mortifier sa volonté, pour empêcher que jamais plus elle ne se redresse, excitée par un désir satisfait, ou par quelqu’une des douceurs de la vie : car cette volonté, il l’a prise en horreur depuis qu’il se connaît lui-même. Celui qui en est arrivé là ressent encore tous les désirs de la Volonté, en tant qu’il est un corps animé, et une manifestation du vouloir : mais il les foule aux pieds exprès, il se contraint à ne rien faire de ce qui lui plairait à faire, et à faire tout ce qui lui déplaît, n’y eût-il à en attendre que ce seul résultat, de contribuer à la mortification de la Volonté. Dès lors, comme lui-même il nie la Volonté qui se manifeste dans sa personne, il ne s’opposera pas à ce qu’autrui fasse de même, c’est-à-dire à ce qu’on lui fasse tort ; aussi toute souffrance qui lui vient du dehors, qu’elle soit le fait du hasard ou de la malice d’autrui, est la bienvenue pour lui ; et de même pour les outrages, les offenses, les dommages de toute sorte : il les accueille avec joie, y trouvant une occasion de se donner à lui-même la preuve que désormais il n’affirme plus sa volonté, qu’il prend volontiers le parti de quiconque est l’ennemi de cette manifestation de la volonté, sa personne. Il endure donc ces injures et ces souffrances-là avec une patience, une douceur inépuisables ; il rend pour le mal le bien, sans ostentation ; il ne laisse pas plus se rallumer en lui le feu de la colère que celui des désirs. — Non moins que la Volonté même, il mortifie ce qui la rend visible et objective, son corps : il le nourrit parcimonieusement, évitant un état de prospérité, de vigueur exubérante, d’où la volonté renaîtrait plus forte et plus excitée, cette volonté dont il est l’expression et le miroir. Il pratique le jeûne, la macération même et les disciplines, afin, par des privations et des souffrances continuelles, de briser de plus en plus, de tuer, cette volonté en qui il reconnaît et il hait le principe de son existence et de cette existence qui est la torture de l’univers. — Vienne enfin la mort, qui détruira cette manifestation d’une volonté, qu’il a depuis longtemps tuée dans son essence même, en la niant librement, jusqu’à la réduire