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Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/424

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qu’ont fait tous ces saints, tous ces ascètes, qui ; avec une même pensée au fond du cœur, s’exprimaient par des langages si divers, chacun se conformant aux dogmes qu’il avait d’abord reçus en sa raison : car c’est grâce à eux qu’un saint, selon qu’il est Hindou, Chrétien, Lamaïste, rend diversement compte de sa conduite ; mais qu’importe pour le fond des choses ? Qu’un saint soit attaché à la plus absurde des superstitions, ou qu’il soit au contraire un philosophe : cela ne fait rien à l’affaire. Ce qui le crée et le certifie saint, ce sont ses actes : ces actes, considérés au point de vue moral, ne découlent pas de ses idées abstraites, mais de la connaissance que l’intuition immédiate lui a donnée du monde et de son essence ; et c’est seulement pour tranquilliser sa raison, qu’il se les explique à l’aide d’un dogme quelconque. Il n’y a donc pas plus nécessité à ce que le saint soit philosophe, qu’il n’y en a à ce que le philosophe soit saint : de même, parce qu’on est bel homme on n’est pas nécessairement bon sculpteur, ni bel homme parce qu’on est bon sculpteur. Et, pour généraliser, c’est élever à l’égard du moraliste une prétention bien étrange, de vouloir qu’avant de recommander une vertu, il la possède lui-même. Traduire l’essence de l’univers en concepts abstraits, généraux et clairs, en donner une image réfléchie mais stable, toujours à notre disposition et résidant en notre raison, voilà ce que doit, voilà tout ce que doit la philosophie. Que le lecteur se reporte au passage, que je cite dans mon premier livre, de Bacon de Vérulam.

Certes ce n’est qu’une peinture bien abstraite, bien générale, et pourtant bien froide, celle que j’ai faite plus haut de la négation du vouloir-vivre, en d’autres termes de la conduite d’une belle âme, d’un saint qui se résigne et qui spontanément expie. Mais comme la connaissance d’où résulte la négation de la volonté est intuitive et non abstraite, de même ce n’est pas dans des concepts abstraits qu’elle trouve son expression parfaite ; c’est seulement dans l’action, dans notre conduite. Si donc l’on veut comprendre mieux ce qui, en termes philosophiques, se traduit par la négation de la volonté de vivre, c’est dans l’expérience et dans la réalité qu’il faut aller chercher des exemples. Non pas toutefois dans l’expérience quotidienne : « car, dit très bien Spinoza, tout ce qui est supérieur est aussi rare que difficile » (nam omnia præclara tam difficilia quam rara sunt). Donc, à moins d’un hasard favorable, qui nous rende témoins oculaires de ce que nous cherchons, nous devons nous contenter des biographies de personnages du genre dont il s’agit. La littérature hindoue, à en juger par le peu que nous en font déjà connaître les traductions, est très riche en biographies de saints, d’expiateurs, de samanéens, de saniasis, etc. Même le livre bien connu, et que je ne louerai pas cependant en tous points,