Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/423

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à ce faible reste de vouloir qui animait son corps : la mort alors sera pour lui la bienvenue, il la recevra avec joie, comme une délivrance longtemps souhaitée. Chez lui, la mort ne met pas seulement, comme chez d’autres, un terme à la manifestation de la volonté : l’essence même de celle-ci est supprimée, car le dernier reste d’existence qui lui demeurât tenait à cette manifestation[1] ; et ce fragile et suprême lien, la mort le brise. Pour celui qui finit ainsi, l’univers finit du même coup.

Et ce que je traduis ici dans une langue trop faible, en termes généraux, n’est pourtant pas une fiction de philosophes, inventée d’aujourd’hui seulement : non ! cette doctrine fut la vie même, vie bien enviable de tant de saints, de tant de belles âmes qui se sont rencontrées parmi les chrétiens, et plus encore parmi les Hindous, les bouddhistes, les fidèles d’autres religions encore. Les dogmes dont leur raison avait reçu l’empreinte avaient beau être divers ; chez tous la conduite de la vie exprimait d’une seule et même manière une même pensée, cette pensée intime, immédiate, intuitive, de laquelle seule découlent toute vertu, toute sainteté. Nous retrouvons en effet ici cette distinction, si importante pour nous tout au cours de cette étude, d’une application si générale, d’une force si pénétrante, la distinction jusqu’ici trop négligée entre la connaissance abstraite et l’intuitive. Entre les deux, quand il s’agit notamment de connaître l’essence de l’univers, il y a comme un large abîme, que seule la philosophie peut nous faire franchir. Car pour ce qui est de la connaissance intuitive, in concreto, chaque homme trouve en soi-même par la conscience toutes les vérités philosophiques : mais de les traduire en savoir abstrait, de les soumettre à la réflexion, voilà l’affaire de la philosophie ; elle n’en doit pas, elle n’en peut pas avoir d’autre.

Ainsi, c’est peut-être pour la première fois ici même que, sous forme abstraite, sans aucun mythe auxiliaire, l’essence profonde de la sainteté, de l’abnégation, de la guerre à mort faite à l’égoïsme de l’ascétisme enfin, aura été traduite en ces termes : la négation de la Volonté de vivre, négation où la Volonté arrive quand une connaissance entière de toute son essence opère sur elle comme un sédatif de la volition. Au contraire, s’il s’agit de connaître d’une façon immédiate et de traduire par l’action cette vérité, c’est là ce

  1. Cette pensée se trouve traduite en une belle comparaison, dans un écrit philosophique sanscrit des plus antiques, le Sankhya Karika : « Toutefois l’âme demeure un temps voilée par le corps ; ainsi le tour du potier, quand le vase est une fois terminé, continue à tourner de l’élan qu’il avait reçu auparavant. C’est quand l’âme éclairée par la vérité se sépare du corps et que pour elle la Nature s’arrête, c’est alors que s’accomplit la délivrance totale. » (Colebrooke, Sur la philosophie des Hindous, Essais et Mélanges, vol. 1, p. 259. Même texte dans le Sankhya Karika, par Horace Wilson, 5 67, p. 184.)