Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/438

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morale des caractères signifie que le méchant est infiniment éloigné d’arriver à cette connaissance, d’où découle la négation du vouloir-vivre, et par conséquent qu’il est exposé à toutes les douleurs qui existent virtuellement dans le monde, car le bonheur qu’il goûte actuellement est un phénomène, une illusion créée par Maya, au moyen du principe d’individuation ; c’est le rêve de bonheur du mendiant. Les maux qu’il inflige aux autres, par la méchanceté furieuse de son vouloir, sont la mesure de ceux qu’il aura à subir, sans arriver pour cela au renoncement et à la négation. Au contraire, le véritable et pur amour, et même la bonne volonté, procède déjà de l’intuition qui voit au delà du principe d’individuation, laquelle, arrivée à son plus haut degré, conduit à la sainteté absolue et à la délivrance ; elle se manifeste par cet état particulier que nous avons décrit et qui est la résignation, par la paix profonde qui l’accompagne, par la béatitude infinie au sein même de la mort[1].


§ 69.


Nous avons jusqu’ici, dans les limites de notre sujet, suffisamment exposé la négation du vouloir-vivre, le seul acte de notre liberté qui se manifeste dans le phénomène et que nous pouvons appeler avec Asmus la transformation transcendantale ; rien n’est plus différent de cette négation que la suppression effective de notre phénomène individuel, je veux dire le suicide. Bien loin d’être une négation de la Volonté, le suicide est une marque d’affirmation intense de la Volonté. Car la négation de la Volonté consiste non pas en ce qu’on a horreur des maux de la vie, mais en ce qu’on en déteste les jouissances. Celui qui se donne la mort voudrait vivre ; il n’est mécontent que des conditions dans lesquelles la vie lui est échue. Par suite, en détruisant son corps, ce n’est pas au vouloir-vivre, c’est simplement à la vie qu’il renonce. Il voudrait la vie, il voudrait que sa volonté existât et s’affirmât sans obstacle ; mais les conjonctures présentes ne le lui permettent point et il en ressent une grande douleur. Le vouloir-vivre lui-même se trouve, dans ce phénomène isolé, tellement entravé qu’il ne peut développer son effort. Il prend alors une résolution conforme à sa nature de chose en soi, nature qui demeure indépendante des différentes expressions du principe de raison, à laquelle, par suite, tout phénomène isolé est indifférent,

  1. Voir le chapitre XLVIII des Suppléments.