Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/45

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et rien de plus. Mais son intensité d’action et l’étendue de sa sphère varient à l’infini : au degré inférieur se trouve la simple notion du rapport de causalité entre l’objet immédiat et l’objet médiat, notion qui suffit pour passer de l’impression subie par le corps à sa cause, et pour concevoir celle-ci comme objet, dans l’espace ; aux degrés supérieurs de l’échelle, la pensée découvre l’enchaînement causal des objets médiats entre eux et pousse cette science jusqu’à pénétrer les combinaisons les plus complexes de causes et d’effets dans la nature. Cette connaissance appartient à l’entendement, et non à la raison : les notions abstraites de cette dernière faculté servent seulement à classer, à fixer et à combiner les connaissances immédiates de l’entendement, sans jamais produire aucune connaissance proprement dite. Toute force, toute loi, toute circonstance de la nature où elles se manifestent doivent d’abord être perçues par intuition, avant de pouvoir se présenter à l’état abstrait aux yeux de la raison dans la conscience réfléchie. Ce fut une conception intuitive et immédiate de l’entendement que cette découverte due à R. Hooke, et confirmée ensuite par les calculs de Newton, permettant de réduire à une loi unique des phénomènes si nombreux et si importants. Il en est de même de la découverte de l’oxygène par Lavoisier, avec le rôle essentiel que joue ce gaz dans la nature ; ou encore de celle de Gœthe sur le mode de formation des couleurs naturelles. Toutes ces découvertes ne sont autre chose qu’un passage immédiat et légitime de l’effet à la cause, opération qui a conduit bientôt à reconnaître l’identité essentielle des forces physiques agissant dans toutes les causes analogues ; tout ce travail scientifique est une manifestation de cette constante et unique fonction de l’entendement, qui permet à l’animal de percevoir la cause qui agit sur son corps comme un objet dans l’espace. Il n’y a qu’une simple différence de degré. Ainsi une grande découverte est, au même titre que l’intuition et que toute manifestation de l’entendement, une vue immédiate, l’œuvre d’un instant, un « apperçu » (sic), une idée, et nullement le produit d’une série de raisonnements abstraits ; ces derniers servent à fixer pour la raison les connaissances immédiates de l’entendement, en les enfermant dans des concepts ; autrement dit, à les rendre claires et intelligibles, propres à être transmises et expliquées aux autres. Cette aptitude de l’entendement à saisir les rapports de causalité entre les objets connus médiatement trouve son application non seulement dans les sciences de la nature (où elle produit toutes les découvertes), mais encore dans la vie pratique elle-même : elle prend alors le nom de prudence (Klugheit), tandis qu’au point de vue théorique elle s’appelle plutôt perspicacité (Scharfsinn), pénétration, sagacité : le mot prudence, dans son acception étroite, désigne l’entendement mis au service