Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/83

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fique. Mais quand il faut employer plusieurs hommes, et agir avec ensemble et à divers moments, pour exécuter un travail mécanique, une machine, ou un édifice, celui qui le dirige doit avoir fait d’avance un plan in abstracto : c’est seulement grâce à la raison qu’un tel concours d’activités est possible. Il est à remarquer que ce premier mode d’activité, qui consiste à exécuter seul un travail ininterrompu, peut être gêné par la connaissance scientifique, c’est-à-dire par l’emploi de la raison, de la réflexion. C’est ce qui arrive au billard et à l’escrime ; il en est de même quand on chante, ou qu’on accorde un instrument. Ici, la connaissance intuitive doit guider immédiatement l’activité. Lorsque la réflexion la traverse, elle la rend incertaine, en partageant l’attention et en troublant l’individu. C’est pourquoi les sauvages et les hommes peu cultivés, qui n’ont pas l’habitude de la pensée, accomplissent certains exercices du corps, combattent les bêtes féroces, lancent les traits, avec une sûreté et une rapidité que l’Européen réfléchi ne saurait égaler, parce que sa réflexion le fait hésiter et temporiser. Il cherche, par exemple, à trouver le point juste, le bon moment, par rapport à deux extrêmes également mauvais. L’homme de la nature les trouve immédiatement, sans tous ces tâtonnements de la réflexion. De même, il m’est inutile de savoir indiquer in abstracto, en degrés et en minutes, l’angle sous lequel je dois manier mon rasoir, si je ne le connais pas intuitivement, c’est-à-dire si je ne l’ai pas dans la main. L’emploi de la raison est aussi funeste à l’intelligence de la physionomie. L’entendement seul peut la saisir immédiatement. Comme on dit, on ne peut que sentir l’expression, la signification des traits, ou, en d’autres termes, on ne peut la réduire en concepts abstraits. Chaque homme a une science immédiate et intuitive de la physionomie, et une pathognomonique à lui ; cependant les uns saisissent plus facilement que les autres cette signatura rerum. Mais une connaissance in abstracto de la physiognomonie ne peut ni constituer une science, ni s’enseigner comme telle ; car les nuances en sont si fines, que le concept ne peut descendre jusqu’à elles. C’est pourquoi il y a le même rapport entre ces nuances et le savoir abstrait qu’entre une mosaïque et un tableau de Van der Werft ou de Denner. Si fine que soit la mosaïque, les pierres en sont nettement distinctes, et par conséquent il ne peut y avoir de transition entre les teintes. De même, on aurait beau subdiviser à l’infini les concepts : leur fixité et la netteté de leurs limites les rendent incapables d’atteindre les fines modifications de l’intuition, et c’est là le point important, dans l’exemple particulier de la physiognomonie[1].

  1. Je suis, par conséquent, d’avis que la physiognomonie ne peut aller bien loin, si elle veut rester sûre ; elle doit se borner à formuler quelques règles très générales, par exemple : c’est dans le front et dans l’œil que réside l’intelligence ; c’est dans la