Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/82

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rapports même compliqués, autant il se dérobe à la connaissance abstraite. Au contraire, le temps se réduit facilement en concepts abstraits, mais il prête très peu à l’intuition ; notre intuition des nombres dans leur élément essentiel, la succession pure, indépendamment de l’espace, va à peine jusqu’à dix ; au-dessus de dix, nous n’avons plus que des concepts abstraits, la connaissance intuitive des nombres étant impossible au delà ; en revanche, nous attachons à chaque nom de nombre et à chaque signe algébrique une idée abstraite très précise.

Remarquons ici que bien des esprits ne se satisfont complètement que dans la connaissance intuitive. Ce qu’ils cherchent, c’est une représentation intuitive des causes de l’existence dans l’espace, et de ses conséquences. Une démonstration d’Euclide, ou la solution arithmétique d’un problème de géométrie dans l’espace, les laisse indifférents. D’autres esprits, au contraire, ne tiennent qu’aux concepts abstraits, utiles pour l’application et l’enseignement. Ils ont la patience et la mémoire nécessaires pour les principes abstraits, les formules, les déductions enchaînées en syllogismes, pour les calculs, dont les signes représentent les abstractions les plus compliquées. Ceux-ci veulent savoir, ceux-là veulent voir : la différence est caractéristique.

Ce qui fait le prix de la science, de la connaissance abstraite, c’est qu’elle est communicable, et qu’il est possible de la conserver, une fois qu’elle est fixée : c’est ainsi seulement qu’elle est, pour la pratique, d’une importance inappréciable. On peut acquérir, à l’aide du simple entendement, une connaissance intuitive immédiate du rapport causal des modifications et des mouvements des corps naturels, et s’en contenter pleinement ; mais on ne peut la communiquer que lorsqu’on l’a fixée dans des concepts. Même pour la pratique, la connaissance intuitive est suffisante, quand on est seul à l’appliquer, et quand on l’applique pendant qu’elle est encore vivante ; elle ne suffit plus, lorsqu’on a besoin du secours d’autrui pour l’appliquer, ou quand cette application ne se présente qu’à certains intervalles, et qu’il y faut par conséquent un plan déterminé. Par exemple, un habile joueur de billard peut avoir une connaissance parfaite des lois du choc des corps élastiques, — connaissance acquise à l’aide du seul entendement. Pour l’intuition immédiate, cette connaissance lui suffit pleinement. Mais le savant seul, qui s’occupe de mécanique, a proprement la science de ces lois, c’est-à-dire une connaissance in abstracto. Même pour la construction des machines, on peut se contenter de la simple connaissance intuitive de l’entendement, quand l’inventeur de la machine est aussi seul à l’exécuter, comme cela est arrivé souvent à des ouvriers industrieux et sans culture scienti-